Gérôme
Le musée d'Orsay, c'est un lieu exceptionnel mais plein de défauts. Une politique incompréhensible, un bouleversement discutable de l'accrochage, le prêt pendant des mois de "L'Angélus" de Millet, oeuvre phare du musée, pour le pavillon français de l'exposition universelle de Shanghaï, la décision stupide d'interdire toute photographie dans le seul but de se faire un peu plus de pognon en ventes de cartes postales et assimilé (ce qui ne marchera pas), l'agressivité et l'impolitesse des gardiens... Bref, il y aurait beaucoup à dire sur les nombreux aspects consternants de la politique de ce musée. Même Diogène, effaré, constate que la direction du musée d'Orsay pourrait lui donner des leçons de cynisme.
(Diogène, 1860, Walters Art Museum, Baltimore)
Néanmoins, l'exposition consacrée au peintre Jean-Léon Gérôme mérite largement de se plier à tous ces défauts, car elle est particulièrement bien fichue à tous les niveaux. De plus, elle a le mérite à la fois d'être la première exposition consacrée uniquement à l'artiste depuis sa mort en 1904 (avec des oeuvres provenant de collections très diversifiées) et de bien montrer comment, sous des dehors d'un grand académisme, Gérôme était un artiste profondèment original. Le parti-pris de l'exposition est de le qualifier sans cesse de "moderne", de démontrer sa "modernité". J'ignore si Gérôme est moderne malgré lui comme on essaie de nous le faire avaler; selon moi le terme est assez mal trouvé; parler d'originalité me paraît mieux convenir.
Ce qui est certain c'est qu'il avait sa propre conception de son art, exclusive. Très tôt, il a suivi seul la voie qu'il avait choisie (ce qui lui a très tôt valu, contrairement à ce que j'imaginais, une solide haine de la part de la critique), et il n'a, au niveau des arts plastiques, laissé aucun héritier.
(Consummatum est, 1867, Musée d'Orsay)
Je connaissais assez mal Gérôme, dont je n'avais retenu lors de mes visites à Orsay que les fameux jeunes Grecs et leur combat de coqs. J'avais également remarqué l'étonnant tableau du Golgotha (que j'ai choisi de placer au début de cet article), mais sans avoir particulièrement percuté sur le nom de son auteur, que j'avais pourtant trouvé audacieux sur un sujet pourtant très classique. L'invention est d'une simplicité désarmante, et pourtant personne ne s'y était risqué avant lui. Habillement, par la simple évocation des ombres des crucifiés, dans la partie inférieure du tableau, tandis que la foule s'en va dans un paysage sec, il créé un effet saisissant. Je suis d'ailleurs surpris qu'un tel tableau n'ait pas, auprès du grand public, une plus grande notoriété, tant il est habile et inventif. Rien que pour cette oeuvre qui me plaît vraiment beaucoup, je lui pardonne sans difficulté tous ses propos flétrissant les impressionnistes et la peinture "moderne".
Bref. Formé par Delaroche, Gérôme est un jeune artiste très précocement doué, qui s'inscrit d'emblée dans une ligne très classique, à la manière de son maître. Son premier vrai succès lui arrive très jeune, avec une peinture au sujet très anecdotique: deux jeunes Grecs qui regardent un combat de coqs. Il rencontre un énorme succès au Salon de 1847 et devient le chef de file d'une micro-école, celle des néo-grecs, très informelle et dont l'existence tient dans moins de dix années. L'émergence de cette école se place dans une époque de passion pour l'archéologie et Gérôme a le souci de s'appuyer sur les connaissances archéologiques de son époque pour "faire vrai" en usant de détails le plus réalistes possibles. Une bonne partie de l'oeuvre de Gérôme est déjà annoncée ici: le goût de l'exotisme, celui de l'anecdote, l'académisme de la peinture, un certain sens de la mise en scène et de la dramatisation.
(Combat de coqs, 1846, Musée d'Orsay)
Après les deux salles relativement modestes consacrées aux jeunes années de Gérôme ainsi qu'à sa période néo-grecque, s'ouvre un grand espace de plusieurs salles où est traité son rapport à l'Orient. Car Gérôme a apporté une part essentielle aux mythes orientalistes en France. La grande force de sa peinture orientaliste réside au coeur de même de sa biographie: Gérôme a fait de nombreux voyages en Orient à partir de 1855, essentiellement en Grèce et en Egypte. Il est accompagné du sculpteur Bartholdi en 1855 puis plus tard par son beau-frère Albert Goupil, qui tous deux réalisent de nombreuses photographies qui seront autant de décors et d'ambiances évocatrices pour les tableaux du peintre.
(Bain turc, 1870, Museum of Fine Arts, Boston)
Il ne faudrait cependant pas croire que cette proximité avec l'Orient fasse de lui un observateur précis et un témoin objectif de ce qu'il y a vu. Bien au contraire, Gérôme se sert de sa connaissance du pays, de son travail sur le détail vrai, pour faire passer les fantasmes et les rêveries que ses contemporains attendent à la seule évocation du lointain Orient. Et de l'Orient romantique, sensuel et violent, Gérôme en fournit à foison, toujours attentif aux petits détails et à l'anecdote, à la petite histoire. La représentation du Mur des lamentations, celle du Muezzin ou celle de la prière à la Mosquée rompent avec ces représentations sempiternelles de harems et de scènes un peu suggestives auxquelles Gérôme a, comme les autres, sacrifié. Certains de ces tableaux orientalistes, comme cette scène d'un bachi-bouzouk chantant, se rapprochent de la peinture de genre.
(Bachi-bouzouk chantant, 1868)
La section suivante nous invite à découvrir un Gérôme bien moins connu, le Gérôme sculpteur. Et là, je dois clairement avouer que malgré tout le talent qu'il déploie, malgré ses originalités: sculptures peintes de couleurs vives, nombreux rappels entre ses sculptures et ses tableaux, côté presque sériel de certaines sculptures déclinées en multiples tailles ou avec de très légères variations, etc..., malgré tout cela, je suis moins sensible à cette partie de son travail.
(Sarah Bernhardt, 1895, Musée d'Orsay)
Il y a bien sûr quelques belles pièces parmi celles présentées, plutôt impressionnantes d'ailleurs, comme celle des Gladiateurs, inspirée de son tableau sur le même sujet ou la Joueuse de boules.
(Anonyme, Gérôme en tablier de sculpteur, assis à côté du plâtre des Gladiateurs, vers 1890, BnF)
Pour ma part, j'ai surtout vraiment apprécié sa façon dans certaines toiles de renvoyer à son travail de sculpteur, d'une manière plaisante.
(La fin de séance, 1886, Collection particulière)
Persuadé que la couleur est essentielle à une statue, suivant sans doute en cela les travaux de Viollet-le-Duc sur le Moyen Âge, il s'est acharné à polychromer ses statues (que certaines "restaurations" du milieu du XXe s. ont malencontreusement un peu trop nettoyé...). Ce tableau-manifeste, sensé représenter un atelier de sculptures à Tanagra, en Grèce antique, en témoigne:
(Sculpturae vitam insufflat pictura, 1893, Art Gallery of Ontario, Toronto)
La partie suivante évoque l'aspect le plus connu de l'oeuvre de Gérôme: la peinture d'histoire. Plus encore que dans les toiles orientalistes, Gérôme cherche dans la peinture d'histoire à faire vrai par une grande érudition sur son sujet, mais également à évoquer l'anecdote, le détail, plutôt que le grand sujet.
(Réception du Grand Condé par Louis XIV (Versailles, 1674), 1878, Musée d'Orsay)
Les sujets sont pris aussi bien dans l'histoire antique (La mort de César, divers tableaux de combats d'arènes), dans l'histoire moderne de la France (Réception du Grand Condé à Versailles, L'éminence grise), ou dans l'histoire contemporaine du peintre (Réception des ambassadeurs du Siam à Fontainebleau en 1864, Sortie du bal masqué (inspiré d'un fait divers).
(Sortie du bal masqué, 1857, Walters Art Museum, Baltimore)
Il est intéressant de noter que si Gérôme met souvent en scène des instants tragiques et sanglants, il ne représente jamais le moment même du drame, mais toujours soit l'instant qui le précède, avec la tension qu'il transporte, ainsi ce gladiateur qui prend l'avis du public avant de grâcier ou d'exécuter son adversaire...
(Pollice verso, 1872, Art Museum, Phoenix)
... soit le moment qui succède au drame, comme dans cette superbe Mort de César, où les nombreux "héros" s'en vont, triomphateurs d'un seul homme, tandis que sur un siège, un sénateur adipeux somnole déjà. La tension dramatique est retombée mais la victime est encore là.
(La mort de César, 1859-1867, Walter Arts Museum, Baltimore)
L'exposition évoque ensuite la façon qu'a eu Gérôme, avec l'aide de son beau-père Goupil, d'utiliser les procédés de reproduction propres au XIXe s. pour mieux diffuser son oeuvre. Grâce à la gravure, mais plus encore à la photographie, son oeuvre devenait accessible, reproductible à de très larges tirages (et permettait à Gérôme et Goupil de tirer de ce commerce de substantiels bénéfices). Tout ce commerce autour de l'art, à destination d'un large public, lui valu la haine d'hommes comme Emile Zola. Il fut en cela, et toute proportion gardée, l'un des précurseurs de ce que faisait à merveille Wharhol un siècle plus tard.
La dernière partie s'achève en évoquant (un peu rapidement) le destin américain précoce des oeuvres de Gérôme (la plupart des oeuvres présentées proviennent d'ailleurs de collections américaines) où elles eurent très tôt un grand succès qui imprégna une partie des créateurs de ce pays, en particulier dans le domaine alors naissant du cinéma. Au début, avant d'avoir vu les explications, on peut trouver le parallèle un peu douteux. Après avoir vu les images du Quo Vadis de 1913, on est forcé d'être convaincu. Le film Gladiator, bien plus récent, est également cité, et il est regrettable qu'aucune image frappante de la filiation entre les tableaux de Gérôme et la mise en scène de Ridley Scott ne soit présentée. Il s'agit probablement d'une question de droits.
(Dernières prières des martyrs chrétiens, 1875-1885, Walter Arts Museum, Baltimore)
(Enrico Guazzoni, Quo Vadis, 1913)
En somme, cette exposition appelle à une véritable redécouverte du grand peintre que fut Jean-Léon Gérôme, et qui, bien loin de "l'académisme stérile" que pourrait suggérer le côté très léché de sa peinture, a sans doute été l'un des artistes les plus originaux du XIXe s. et qui mérite, à la fois par son talent et par ses multiples singularités, une place à part parmi les grands peintres de ce siècle.