Deux expositions au Quai Branly
Au musée du Quai Branly, sur la mezzanine est, se tiennent actuellement deux expositions, inégales en taille et en intérêt.
La première est consacrée aux masques primitifs du Népal, soit la collection que "l'artiste et écrivain" Marc Petit a donné au musée. Si les masques sont magnifiques, on ne sait en fait sur eux pas grand chose, pour ne pas dire rien du tout. Ils sont le témoignage des sociétés tribales népalaises ni bouddhistes ni hindouistes, mais plutôt animistes et chamaniques.
(Masque comique, Népal, montagnes moyennes, XIXe s.)
L'exposition n'est hélas pas excellente, car elle est sans cesse tiraillée entre deux propos, celui du collectionneur, qui ne veut y voir que l'esthétique, que le côté "brut" des masques et leur étrangeté, et le conservateur, qui essaie péniblement d'en tirer quelque chose sur le plan historique, ethnographique, religieux, mais qui, en l'absence de vrai travaux sur le sujet, n'a pas beaucoup à se mettre sous la dent et se contente le plus souvent de conditionnel et de suppositions.
(Masque, Ouest du Népal, XXe s.)
Hormis leur facture assez brute, il est plutôt difficile de classer ces masques, d'en faire des catégories et de les expliquer. Qui plus est avec seulement 22 d'entre eux, répartis dans deux vitrines. La collection est très belle, mais l'exposition semble plus faite pour célébrer le généreux don de Marc Petit que pour tenter d'appréhender les sociétés tribales de l'Himalaya. Bref, tout cela manque cruellement d'ambition.
(Masque comique (?) au double nez, Ouest du Népal, XXe s.)
Je reconnais qu'il vaut toujours mieux avouer son ignorance plutôt que de raconter n'importe quoi. Mais utiliser son ignorance pour en faire un étendard purement esthétisant, ça me laisse assez pantois, notamment quand je lis, sous la plume de Stéphane Breton, commissaire de l'exposition: "Pas vu et pas pris par les ethnologues, ce masque baigne dans l'inconnu; on n'y trouve pas l'amabilité plastique et parfois réconfortante de l' "art primitif ni le conformisme éclairé des formes". Donc en gros, tu ne sais pas et au lieu de l'avouer, tu t'en drapes en disant: mais de toute façon c'est mieux de ne pas savoir. Je suis désolé, mais impossible pour moi de me contenter de ce genre de discours.
(Masque dérivé du type classique "protecteur de la religion" (gompo), Népal, aire tribale sous influence lamaïque, XIXe - XXe s.)
Seule certitude, en voyant ce dernier masque: les peuples tribaux du Népal ne vivaient pas coupés du monde. Ils avaient des contacts et subissaient une influence culturelle de la part du monde bouddhique tibétain. Influence légère cependant, car il s'agit du seul masque aussi raffiné et qui présente un tant soit peu des éléments identifiables à une aire culturelle connue.
En somme, cette exposition tout à fait oubliable ne vaut le coup d'oeil que par la qualité et l'originalité des masques en question. Le propos est loin d'être formidable et ne présente qu'à de rares moments un semblant d'intérêt. Il n'en va pas du même de l'exposition qui lui succède, consacrée à la civilisation Lapita.
L'exposition "Lapita, ancêtres océaniens" est d'une toute autre ambition. J'y allais non pas à reculons, mais, ayant appris que la civilisation Lapita est surtout connue par ses poteries, avec l'idée que j'allais un peu m'ennuyer, car la potiche peut très vite devenir rébarbative si elle est mal présentée. Au contraire, c'est à une passionnante plongée dans l'aube des populations océaniennes que nous convie le musée.
(Poterie carénée à décors surmodelés, Site de Téouma, Vanuatu, 1000 av. J-C, Centre Culturel du Vanuatu)
Les populations mélanésiennes semblent avoir quitté la région de l'actuelle Taïwan il y a environ 5000 ans pour arriver dans le monde de l'océan Pacifique vers 1500 avant J-C, date approximative de leur installation en Nouvelle-Bretagne.
C'est à partir de cette époque et de cette zone que débute ce que l'on appelle le Lapita, ensemble culturel marqué par son art céramique qui recouvre à la fois une période précise (- 1500 à - 850 environ) et l'expansion géographique des Mélanésiens au cours de cette période, soit de la Nouvelle-Bretagne aux Samoa, le mouvement s'effectuant d'ouest en est, comme l'illustre très bien la carte ci-dessous.
(Déplacement des populations mélanésiennes. En bleu foncé: aire culturelle Lapita)
L'essentiel des pièces présentées dans l'exposition proviennent de deux régions précises: la Nouvelle-Calédonie d'une part, et l'archipel de Vanuatu de l'autre. Une bonne partie s'axe même plus particulièrement des sites récemment fouillés de Lapita (Nouvelle-Calédonie) et de Téouma (Vanuatu).
(Céramique à motifs de losanges emboîtés, Site WBR001 de Nessadiou, Bourail, Nouvelle-Calédonie, Musée de Nouméa)
Certaines céramiques présentées sont très belles et témoignent d'un art décoratif complexe, ne serait-ce que par la variété des motifs et dans la manière de tracer ces motifs, qui varient au cours du temps et dans l'espace, deux notions intimement liées par cette sorte de longue "conquête du Pacifique". Une vitrine évoque ainsi les différents styles tandis qu'une autre, très longue, traite des différents motifs.
Motifs dont la spécificité est parfois évidente, parfois obscure, mais qui ont visiblement fait l'objet d'un travail scientifique remarquable. A titre d'exemple, c'est une vraie joie de lire dans le livret accompagnant l'exposition les propos sans appel de l'archéologue Christophe Sand qui va à l'encontre de l'aura de "mystère" qu'on cherche à mettre partout au détriment de la compréhension (comme dans la regrettable exposition Arctiques, présentée dans ce même musée il y a quelques temps et que je n'ai toujours pas digérée....). Extrait:
"Le journaliste: Peut-on parler de "mystère" Lapita?
Christophe Sand: Les archéologues n'aiment pas le terme de "mystère" car il renvoie au fantasme de civilisations "inconnues"." Tout est dit.
(Céramique à motif anthropomorphe double, Site RF2 de Nenumbo, Reef/Santa Cruz, Îles Salomon, University of Auckland)
Ce travail scientifique mis en évidence par la présentation de plusieurs vidéos évoquant les dernières découvertes sur cette culture Lapita. Les vidéos dans une exposition, c'est souvent tout ou rien: soit c'est très pertinent et instructif, soit c'est purement décoratif et ne se distingue d'un pot de fleur que par le bruit qu'il émet. Par chance, ici, les vidéos ressortent totalement de la première catégorie : tout y est clair, les archéologues exposent leur travail avec pédagogie et présentent leur découvertes en sachant mettre leur importance en relief et la façon dont elles s'intègrent à la connaissance déjà acquise et la complètent.
Qui plus est, au-delà des céramiques, quelques autres objets témoignent de la civilisation matérielle des Lapita: parures en coquillages, ossements d'animaux qu'ils consommaient, hameçons...
(Hameçons en coquillage, Nouvelle-Calédonie et Vanuatu)
On découvre aussi, par de rares témoignages archéologiques, que certaines poteries étaient surmodelées. Cela apparaît cependant de façon rarissime et la présence de quelques éléments de ce genre dans cette expo est d'autant plus intéressante. Même si, hélas, pour ces surmodelages comme pour le reste des décors Lapita, nous ignorons à peu près tout des aspects immatériels de la culture qui les a produits.
(Décor surmodelé, Site de Téouma, Efaté, Vanuatu)
La pièce majeure présentée dans l'exposition est sans doute cette énorme poterie trouvée dans le site exceptionnel du cimetière de Téouma au Vanuatu, et qui contenait un crâne humain et était recouverte d'un plat qui lui servait de couvercle. Si le sens de cette curieuse inhumation d'un crâne séparé semble-t-il longtemps après la mort et placé dans une poterie garde encore tous ses secrets, les circonstances de sa mise au jour sont très clairement explicitées dans les vidéos signalées plus haut.
(Poterie carénée aplanie, Site de Téouma, Efaté, 1000 avant J-C, Centre culturel du Vanuatu, Port-Vila)
Cet ensemble frappe par son bon état général de conservation et par la qualité et l'abondance de sa décoration. Nous ne connaissons d'ailleurs à ce jour qu'une dizaine de poteries entières, dont plusieurs sont présentées au musée, ce qui vaut le déplacement.
Espérons que l'archéologie dans ces régions continuera ses récents et grands progrès. Et surtout, vulgarisera autant que faire se peut le résultat de ses fouilles auprès du grand public.
(Plat à décors anthropomorphes, Site de Téouma, Efaté, 1000 avant J-C, Centre culturel du Vanuatu, Port-Vila)
La dernière partie, beaucoup moins archéologique, s'attache à traquer l'héritage Lapita dans le monde pacifique d'aujourd'hui, en particulier dans les motifs employés, que ce soit pour le textile, la vannerie, les tatouages, etc...
(Tapa, Futuna, Polynésie française, milieu du XXe s., Musée du Quai Branly)
Ce n'est pas inintéressant même si les graphismes en question débordent largement des Lapita "historiques"...
(Modèle de tête tatouée, Nouvelle-Zélande, Musée du Quai Branly)
Bref, vous aurez compris mon enthousiasme pour cette exposition que j'imaginais pourtant peu "sexy". Et je vous invite vraiment, si vous avez le temps d'ici début janvier, d'aller jeter un oeil à cette exposition qui nous entrouvre les yeux sur l'archéologie et la préhistoire dans ces régions du Grand Océan. Sans oublier non plus, dans le hall du musée, de découvrir l'esthétique colorée et désuète des Baba...
(Tapa peint, Île d'Erromango, Vanuatu, Production contemporaine, Collection privée)