Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Nouvelle Feuille
2 août 2012

Nourritures terrestres

Après ces nourritures de l'esprit, nous traversons le Trocadéro et la Seine pour accéder au musée du Quai Branly. Nous continuons avec la Chine, mais en nous préoccupant désormais de choses bassement terrestres : ce qu'il y a dans l'assiette. Et tant qu'à faire, de l'assiette elle-même et tout ce qui tourne autour des arts de la table. Cette belle exposition intitulée "Les séductions du palais : cuisiner et manger en Chine".

1oklesseductionspalais1

 

Le propos est ouvertement chronologique, depuis le Néolithique jusqu'à la dynastie Qing (début XXe s.). Autant le dire tout de suite, j'ai un peu regretté que ne soit pas évoquée la façon de s'alimenter dans la Chine du XXe s., en particulier sous la période maoïste, dont on connaît les nombreuses famines (mais cela aurait sans doute noirci un peu le tableau et vu que l'expo est réalisée en collaboration avec le musée national de Chine...) ou encore de nos jours. On ne boudera néanmoins pas notre plaisir devant le nombre et la qualité des potiches présentées. Mais que la personne qui serait rétive à ce type d'objets ne s'y aventure pas, il serait déçu s'il ne se fiait qu'au prometteur bol de riz de l'affiche : pas de buffet ici, mais l'histoire de la nourriture et des usages qui y sont liés à travers les contenants, qui ont beaucoup à raconter.

DSCN4607

(Tripode ding avec couvercle en poterie grise, Néolithique, culture de Liangzhu, Fouilles de Luangfulin, Songjiang, Shanghaï (1959), Musée national de Chine, Pékin)

 

La section sur le Néolithique est surtout, faute de sources précises, centrées sur l'archéologie et la typologie des poteries : rouges au début de la période, noires ensuite avec l'apparition des cuissons à haute température. Au fils des siècles, les techniques s'améliore, les poteries deviennent plus fines, leurs formes se diversifient, se spécialisent.

DSCN4614

(Jarre guan en poterie peinte à anse double, Néolithique, culture de Majiayao, fouilles de la province de Gansu, Musée national de Chine)

 

Le développement de l'agriculture n'est pourtant pas particulièrement précoce en Chine (VIIe millénaire) mais il est l'un des fondements de la civilisation, à tel point que les chroniques tardives le font remonter aux origines mythiques de la Chine. Divers souverains et ministres sont devenus des quasi-divinités et se voient attribuer des mérites tels que les inventions des céréales, des boissons fermentés ou de techniques d'extraction du sel. En plus des poteries, ce développement et cette diversité agricole est évoqué par une étonnante pierre à moudre accompagnée de son rouleau.

DSCN4616

(Pierre à moudre et son rouleau, Néolithique, culture de Peiligang, fouilles de Peiligang, province du Henan (1979), Musée national de Chine)

 

L'âge du bronze en Chine (c'est à dire les dynasties Shang et Zhou) est abordé sous l'angle de la spécialisation des récipients, en particulier de la riche vaisselle rituelle utilisée pour les cérémonies en l'honneur des ancêtres. Les Shang (1570 - 1045 avant J-C) sont évoqués avec une attention particulière accordée à la consommation d'alcool, bière, vin de céréales et alcool de riz essentiellement. Le nombre et la spécialisation des récipients surprend. On trouve ainsi des vases pour réchauffer le vin, d'autres pour le servir, pour le conserver ou encore le transvaser, chacun avec une forme et un nom différent. La vaisselle issue de tombes royales est particulièrement remarquable, à l'instar de ce superbe vase tripode de type jia (pour réchauffer le vin) provenant des fouilles de la tombe de la dame Fu Hao, l'un des grands chefs militaires sous les Shang.

DSCN4619

(Tripode jia en bronze inscrit "Fu Hao", Règne de Wu Ding des Shang (vers 1200 av. J-C), Fouilles de la tombe de Fu Hao, Anyang, province du Henan (1976), Musée national de Chine)

 

Sous les Zhou (1045-221 av. J-C), l'alcool semble moins omniprésent, mais la nourriture prend des proportions énormes avec, nous dit-on, plus de 2200 serviteurs préposés à l'alimentation sur les 4000 du palais! Dans cette cour raffinée, chaque plat est présenté successivement dans un ordre bien précis et la spécialisation touche aussi cette vaisselle de présentation : coupes pour les céréales, présentoirs à viandes, tripodes pour les ragoûts... Les tripodes ding deviennent même des symboles de pouvoir et de hiérarchie, seul l'Empereur pouvant en posséder neuf pour les neuf types de viandes, tandis que les vassaux n'ont droit qu'à sept, les hauts fonctionnaires cinq, etc... 

DSCN4635

(Vase gui (pour céréales cuites à la vapeur) en bronze inscrit Fuji, Dynastie Shang, Musée national de Chine)

 

Notons que régulièrement au sein de l'exposition, un panneau nous présente, avec ingrédients et conseils de préparation, une recette en usage à la cour impériale à telle ou telle époque. On pourra ainsi, si l'envie nous en prends, nous concocter à domicile de succulentes recettes comme la Fondue de faisan, le Chien braisé dans un bouillon de tortuel'Oie farcie rôtie dans l'agneau, ou encore cette excellente Patte d'ours que je recopie pour votre délectation :

"Patte d'ours
Xiongzhang

Dynastie Shang (1570 - 1045 av. J-C)
Ce plat est apprécié par le roi Zhou (vers 1105 - 1045 av. J-C)

 

INGREDIENTS

1 patte d'ours - 60 g. de miel - 5 g. de sel - 600 cl de bouillon de poule - 10 g. de gingembre - 20 cl de vin de céréales

 

PREPARATION

Peler et nettoyer la patte.
Enrober la patte dans une épaisse couche de miel.
Placer la patte dans une marmite et mouiller à l'eau froide à hauteur, puis cuire à feu doux pendant 1 heure.
Rincer la patte afin d'ôter l'excédent de miel.
Mettre la patte et le bouillon de poule dans la marmite. Mijoter.
Mettre les assaisonnements.
Laisser frémir pendant 3 heures sous la braise.

 

MODE DE PRE-PREPARATION

La patte d'ours ne peut être directement consommée après avoir été coupée. Il est nécessaire de la laisser rancir durant une à deux années avant de la mettre en cuisson.
Nettoyer la patte avec un papier, ne pas utiliser d'eau qui risquerait de la contaminer.
Mettre la chaux dans un bassin et recouvrir d'une épaisse couche de riz rissolé.
Mettre la patte d'ours sur le riz, et recouvrir d'une autre couche de riz rissolé.
Fermer l'ouverture du vase avec de la chaux et conserver ainsi pendant 1 à 2 ans."

 

Et bon appétit bien sûr!

 

Bref, continuons notre exploration des vases et autres récipients.

DSCN4626

(Vase fou en bronze, inscrit Chu Gao, dynastie des Zhou orientaux, période des Royaumes Combattants, Tai'an, province du Shandong (1954), Musée national de Chine)

 

Les vitrines se font désormais thématiques : viande, boissons alcoolisées, céréales, etc... avant d'aborder la Chine classique des Qin et des Han et de leurs successeurs Jin. Cette époque classique innove énormément en ce domaine : de nouvelles populations accèdent à cet art culinaire tandis que la vaisselle de bronze (utilisé désormais uniquement pour les armes) disparaît au profit de la céramique, la laque ou le bois.

DSCN4643

(Verseuse jishouhu à couverte céladon, dynastie Jin occidentaux ou orientaux (265-420), Musée national de Chine)

 

Le matériel archéologique nous permettant de mieux connaître la période et ses moeurs culinaires se diversifie également. A la vaisselle, s'ajoutent des représentations de banquets sur divers supports (peinture, briques, bas-reliefs), des figurines, et des instruments de cuisine. Les multiples scènes de banquet suggèrent fortement l'importance prise par cette forme de repas, ainsi que son rôle social. C'est ainsi qu'on a divisé cette section, entre une partie pour l'office et l'autre pour le banquet.

DSCN4645

(Four en terre cuite, mingqi, céramique, dynastie des Han orientaux, Musée Guimet)

 

On découvre ainsi que, dans les grandes demeures, les tâches liées à la cuisine, comme dans l'Europe de la fin du Moyen Âge, s'éloignent peu à peu du lieu du service, pour ne pas provoquer de désagréments aux invités ni au maître du lieu. De la même façon, ces travaux de cuisine semblent avoir été réservés à un personnel exclusivement masculin.

DSCN4650

(Statuette mingqi d'un cuisinier, céramique, dynastie des Han orientaux, Musée Guimet)

 

Les méthodes de cuisson deviennent encore plus nombreuses avec l'apparition de graisses végétales et animales. Désormais nous dit le cartel : "la maîtrise du fourneau devient totale". On peut voir un magnifique gril utilisé pour cuire côtelettes et brochettes, semblable aux représentations funéraires qui nous sont parvenues.

DSCN4652

(Gril kaolu, bronze, dynastie des Han occidentaux, Musée national de Chine)

 

Les banquets sont pris dans une salle spéciale. Le maître des lieux préside au repas sur une estrade, tandis que les invités se disposent les uns en face des autres. Un grand espace est laissé libre au centre pour les animations et la musique, tandis que les serviteurs apportent les plats au fur et à mesure, avec des petits réchauds portatifs pour éviter que les plats ne refroidissent ni ne figent; l'alcool se consomme chaud également.

DSCN4661

(Vase hu (vase à alcool), terre cuite vernissée, dynastie des Han occidentaux, Musée national de Chine)

 

Quelques petites coupes à oreilles (erbei) en laque sont exposées. Ces superbes petits objets peuvent nous relier à l'exposition précédente sur les lettrés, car il s'agissait d'objets très appréciés par ceux-ci. Les cartels nous expliquent que les lettrés goûtaient fort une distraction appellée "coupe flottant sur l'eau" où le principe était de faire flotter sa coupe sur la rivière, d'en boire l'alcool et de déclamer les poèmes inspirés par l'absorption de cette boisson dans ce cadre particulier et poétique. Une pratique dont l'on a vu les représentations sur un rouleau présenté au musée Guimet... Il est intéressant de voir ces deux expositions se répondre ainsi involontairement.

DSCN4658

(Deux coupes à oreilles erbei, dynasties Han ou Jin (?), céramique et laque, Musée Guimet)

 

L'époque médiévale (dynastie Tang essentiellement) est illustrée par deux caractéristiques : les influences étrangères, particulièrement celles de Perse et d'Asie centrale, et le luxe extrème avec profusion d'or et d'argent. C'est à cette époque que se développe la fabrication de pains et de pâtes, qui deviennent - et demeurent - des mets très populaires, vendus directement dans la rue.

La stabilité de la Chine et son ouverture vers les routes commerciales aussi bien en Asie centrale que vers la Mer de Chine, permet l'approvisionnement en nouveaux produits et nouvelles épices. Un vrai goût pour l'exotisme se développe : les fruits exotiques arrivent des zones tropicales tandis qu'une certaine mode disons "steppique" se répand et avec elle la consommation de produits laitiers.

DSCN4672

(Bouteille changjingping, or, Dynastie Liao, Musée national de Chine)

 

Dans le même temps les baguettes, qui sont connues au moins depuis la dynastie Shang, se généralisent au détriment des doigts. Elles deviennent de véritable couverts et à ce titre, elles bénéficient pour les gens aisés d'un traitement raffiné et d'une confection dans les matériaux les plus précieux. 

DSCN4678

(Baguette kuaizi, argent, dynastie Yuan, fouilles de Hefei, province du Anhui (1955), Musée national de Chine)

 

Avec un matériel archéologique qui devient plus abondant, l'exposition quitte un peu les hautes sphères pour évoquer l'époque Song (Xe - XIIe s.). On s'attarde désormais sur le développement et l'activité des villes, avec les modes de vie et d'alimentation qui vont avec. Pour la première fois, on aborde la question du thé, boisson symbole de la Chine et de toute l'Asie. Le thé se répand à l'époque Song et inspire dès lors artistes et poètes, donnant naissance, comme au Japon, à un véritable art de vivre, avec ses usages, ses symboles.

DSCN4696

(Femme préparant le thé, brique estampée, dynastie Song, Musée national de Chine)

 

La consommation de cette boisson passe des tables les plus riches à la vie du commun des mortels : désormais les plantations de thé se font à grande échelle. Selon un ouvrage de l'époque, le thé est l'une des huit "denrées essentielles pour la vie d'une famille". Le thé est alors transporté et vendu sous forme de briques très compressées de forme et de taille diverses.

DSCN4697

(Brique de thé en forme de gong, Thé pu'er du Yunnan cueilli sur un arbre pluricentenaire)

 

Avec une grande vitrine présentant de très précieux céladons, on brise un peu l'ordre chronologique. Certes les pièces sont magnifiques, mais on en comprend peu la logique. On entre dans des domaines de l'esthétique chinoise où la valeur de la pièce, qui apparaît certes jolie mais somme toute sans rien de bouleversant, se juge selon des critères très spécifiques de nuance de la couleur de la glaçure. Par exemple, celle sur la photo juste au-dessus est visiblement très très rare, très très chère et reconnue comme un chef-d'oeuvre depuis l'époque même de sa création (elle se trouvait dans le dépôt de fondation d'une des pagodes les plus sacrées de Chine, celle de Famensi). Rappellons que l'une des pièces d'art chinois la plus chère jamais vendue aux enchères est un céladon d'époque Song adjugé près de 20 millions d'euros.

DSCN4689

(Bassin pen en grès porcelaineux mise, couleur secrète, dynastie Tang, Trésor du Famensi, Fufeng, province du Shaanxi (1987), Musée national de Chine)

 

Ces pièces très rares paraissent pourtant très simples, ce qui est un effet du développement d'une philosophie du dépouillement, de l'isolement et de la simplicité qui, originellement apanage des lettrés, finit par irriguer l'ensemble de la société. Pendant leurs périodes d'isolement, certains lettrés écrivent des recueils gastronomiques qui sont des métaphores de leur philosophie de vie.

Juste une petite remarque en passant. Autant l'expo est passionnante, autant la scénographie est... discutable. Je vous laisse juges :

DSCN4699

 

Sans bien que l'on comprenne pourquoi, l'exposition présente bien quelques objets d'époque Ming (1368-1644) mais celle-ci, pourtant riche en art décoratif, ne fait pas l'objet d'une section spéciale ni même d'un panneau de présentation particulier. On passe de suite, pour ainsi dire sans transition, aux empereurs mandchous de la dynastie Qing.

DSCN4701

(Offrande rituelle mingqi, céramique vernissée, dynastie Ming, fouilles de Jincheng, province du Shanxi, musée national de Chine)

 

Les pièces sont superbes, mais le propos devient plus lâche, moins approfondie, comme si la fin de l'exposition avait été bouclée un peu rapidement, sans réel enthousiasme. On ne boudera pourtant pas notre plaisir devant les belles céramiques présentées ni devant les explications un peu légères sur le fond mais toujours édifiante notamment quand on nous fait la liste du personnel présent dans la Cité interdite au XVIIIe s. : jusqu'à 9000 serviteurs assurant 12 000 repas par jour! Le train de vie fastueux des rois Zhou deux siècles avant notre ère n'ayant fait que croître avec les années, malgré toutes les vicissitudes politiques extérieures et intérieures.

DSCN4706

(Coupe goazuwan, porcelaine bleu-blanc, dynastie Qing, musée national de Chine)

 

L'art de la porcelaine atteint son apogée à cette période et les empereurs possèdent une grande manufacture à Jingdezhen, mais aussi des ateliers spécialisés au sein-même de la Cité interdite. Cela prend une telle importance que l'empereur Qianlong (1736-1795) va en personne vérifier la production, sa qualité et en donner les indications décoratives.

Toute une procédure raffinée se met en place pour le repas de l'empereur, qui mange la plupart du temps seul : les plats, en grande quantité, sont préalablement vérifiés et goûtés; lui-même se contente de grignoter un peu et tout ce qui reste va ensuite aux autres membres du palais : épouses, concubines, princes, etc...

DSCN4713

(Bol impérial, porcelaine à décor émaillé, dynastie Qing, règne de Kangxi (1662-1772), Musée Guimet)

 


Pour le plaisir, un petit mot sur cette oeuvre, une magnifique statue en porcelaine. Il s'agit d'un représentant du panthéon taoïste (et l'on rejoint une fois de plus nos amis les lettrés), souvent représenté ivre, c'est à dire proche de l'état d'union avec le tao... Parce que l'alcool, en Chine comme en Occident, a longtemps été un vice inspirateur de poètes et de mystiques, leur faisant voir d'autres mondes, des lieux de rêve et d'extase... 

DSCN4719

(Statuette représentant Zhong Kui, dynastie Qing, règne de Kangxi (1662-1722), Musée Guimet)

 

En contrepoint, comme en France aussi on sait bien boire, je propose aux amateurs de poésie imbibée ce petit extrait d'Un singe en hiver, dans lequel Jean Gabin voyage en Chine.... Elle me semble répondre de belle manière à cette divin ivrogne taoïste : http://www.youtube.com/watch?v=Bp9brL8NLHA

 

L'exposition s'achève sur une belle installation vidéo du collectif PLEIX, qui s'inspire des tables tournantes de certains restaurants chinois pour créer une oeuvre qui est très jolie, assez hypnotique et qui donnerait un peu faim... Ou comme on dit dans les émissions culinaires : "C'est très graphique, avec un bel engagement. C'est gourmand". 

DSCN4721

(PLEIX, Lazy Susan, 2012)

 

Et cela s'arrête ainsi, sans que soient donc évoquées l'évolution de la nourriture sous les périodes de la République et du Maoïsme, ni même l'importance prise désormais par la gastronomie chinoise qui s'exporte sur l'ensemble du globe par un phénomène de mondialisation culturelle. La richesse de la culture culinaire chinoise aurait mérité un petit mot à ce sujet... Et éventuellement un buffet de spécialités... non? Bon, tant pis...

 

A notre sortie (et à notre surprise), de la musique se fait entendre, qui n'a rien du tout de chinois. Il s'agit de la fin d'un concert, en plein air, dans le petit théâtre de verdure du musée, d'Orlando Poleo et son orchestre, de la très agréable salsa venue du Venezuela. De quoi finir cette riche journée en beauté.

DSCN4725

(Orlando Poleo et son orchestre, 23 juin 2012)

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Nouvelle Feuille
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité