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Nouvelle Feuille
11 mai 2014

La passion de Delaporte et le "mythe d'Angkor"

Pendant plusieurs mois, le musée Guimet a effectué une opération de financement participatif (crowdfunding) pour payer la restauration d'un moulage de la porte d'Angkor Vat réalisé à la fin du XIXe s. sur les instructions de Louis Delaporte. L'idée, excellente, était d'impliquer le public dans la préparation de la grande exposition de l'automne 2013 par un très beau projet de restauration. Comme souvent avec Guimet, on peut regretter une communication indigente par rapport à la qualité et à l'importance de ce musée, et une opération de financement sans doute trop étalée dans le temps.

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(Salles de réception du musée Guimet au Panthéon bouddhique)

 

Bref, nous avons participé à cette opération de crowdfunding, ce qui nous a donné droit à un remerciement, une affiche dédicacée et une entrée spéciale pour le jour du vernissage. Ce 15 octobre, nous étions donc, en avance, parés pour cette grande soirée de vernissage. Disons-le tout net : nous n'avons pas de critique majeure à faire sur l'exposition proprement dite. L'organisation globale de la soirée, en revanche, nous a paru un échec assez complet.

Premier souci : nous arrivons en avance et nous souhaitons donc visiter un petit peu l'exposition, car nous venons avant tout pour cela plutôt que pour le pince-fesses organisé au Panthéon bouddhique (à quelques centaines de mètres de là). Il y a déjà des gens qui visitent l'expo, donc nous avançons, plein de confiance. Mais là, le gardien nous refuse l'entrée: ce n'est pas l'heure pour nous, en ce moment ce sont des journalistes ou je ne sais quels autres invités. Nous voilà donc face à l'imbécilité administrative la plus évidente : on ne peut pas visiter l'expo avant d'être allé perdre une heure et demi à boire un peu de champagne et manger quelques bricoles. Et l'on se retrouvera bien évidemment à la fin de l'expo avec un cruel manque de temps, vu que nous, nous venons visiter en détail les expos, pas les survoler. Mais nous y reviendrons.

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(Vernissage au Panthéon bouddhique)

 

Nous découvrons donc, après avoir pas mal poireauté, les salles de réception du Panthéon bouddhique, ce bel espace méconnu dont le musée Guimet ne sait pas trop quoi faire. Ce sont des salles magnifiques, lambrissées. Un restaurant cambodgien de Paris propose un buffet avec quelques petites choses à grignoter, mais rien d'extraordinaire non plus. Après les discours, compliments et autres bêtises d'usage, nous pouvons enfin redescendre au musée Guimet et aller découvrir l'exposition : "Angkor - naissance d'un mythe - Louis Delaporte et le Cambodge".

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(Triade d'Amida, panthéon bouddhique)

 

Les moulages réalisés par Louis Delaporte étaient longtemps restés enfermés dans l'abbaye de Saint Riquier pendant des décennies, se dégradant lentement, mal considérés alors même qu'ils sont une précieuse source de renseignement sur un état des temples angkoriens qui a bien souvent été modifié depuis. Désormais sauvés et restaurés impeccablement, ils ont trouvé avec cette exposition une place d'honneur éclatante dans la première salle d'exposition du musée, consacrée à l'art khmer ancien.

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(Salle d'art khmer)

 

Aux collections habituellement présentées, ont donc été rajoutés un certain nombre de moulages superbes qui complètent idéalement ces collections permanentes. L'énorme moulage de visages du Bayon qui trône dans cette haute salle ferait presque oublier la barrière à nagas qui en marque l'entrée et qui ne manque pas d'impressionner le visiteur.

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(Moulage d'une tour à visages du Bayon, fin XIXe s.)

 

Si la présentation est impeccable, on peut toutefois noter un bémol : la coupure de l'exposition en deux et le mélange des genres. En effet, dans ces collections permanentes on a placé des éléments appartenant à l'expo temporaire et on a ajouté des cartels temporaires à certaines pièces présentées en permanence. Hélas, tout cela apparaît un peu désordonné et le visiteur n'est guère guidé dans son parcours, ce qui le contraint à papillonner à droite à gauche pour trouver quelle oeuvre fait partie de l'exposition ou non. Et le fait que l'exposition Delaporte se poursuive au sous-sol n'est pas clair du tout, si bien que nous avons vu pas mal de visiteurs heureux d'avoir vu ces grands moulages mais qui ont arrêté là leur visite, croyant que l'exposition finissait là.

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(Moulage d'un élément de décor de la porte ouest de la tour centrale d'un gopura d'Angkor Vat, Mission Louis Delaporte, 1881-1882)

 

L'avantage pour l'amateur de technique, c'est que l'on peut souvent voir les parties normalement cachées des moulages, ce qui nous rend plus clair le travail effectué.

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(Moulage d'un élément de décor de la porte ouest de la tour centrale d'un gopura d'Angkor Vat, Mission Louis Delaporte, 1881-1882, vue de la tranche)

 

Parmi les très belles pièces présentées au rez-de-chaussée, on peut aussi signaler cette superbe maquette de 1899 du Bayon, dont les visages sont curieusement colorés en bleu. Cet art de la reproduction au 1/100 des grands monuments khmers persiste toujours au Cambodge actuel avec le travail de quelques artistes locaux (mais de cela nous parlera plus tard, dans le compte-rendu de notre voyage sur place!). On notera que jusqu'en 1907, date à laquelle la France obtient son rattachement au Cambodge, la région de Siem Reap et donc les temples d'Angkor sont sous domination siamoise.

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(Capitaine A. Filoz, "Le Baïon - Monument khmere à Angkor-Thom. Siam", 1899)

 

Cette exposition est aussi l'occasion de rappeler que ces moulages, qui ont très largement contribué à construire en France l'imagerie et le mythe d'Angkor - et à attacher un peu les Français à leur colonie d'Indochine alors en train de se former peu à peu - n'ont pas toujours été oubliés et abandonnés. Ils ont en effet été exposés pendant de nombreuses années (1878-1925) au musée Indochinois du Trocadéro (l'ancien Trocadéro, pas le monument des années 1930 que l'on connaît aujourd'hui). Ce musée, aux salles très hautes (jusque 13 mètres de hauteur) permettait une excellente présentation d'ensemble des moulages reconstituant des grandes parties de monuments khmers. On ne peut que souhaiter que les moulages restants soient à leur tour restaurés et pourquoi présentés dans une salle estampillée "Guimet" à la Cité de l'Architecture et du Patrimoine?

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(Moulage du fronton de la fausse porte centrale nord de la salle aux danseuses du Ta Prohm, Mission Lucien Fournereau - Sylvain Raffegeaud, 1888-1889)

 

Après avoir - a priori - fait le tour des pièces installés pour cette expo, nous poursuivons donc par le sous-sol, dans l'espace où se tiennent les expo temporaires habituellement. Et là, on découvre enfin les panneaux vraiment explicatifs sur le pourquoi de l'exposition, sur la vie et la personnalité de ce fameux Delaporte. On aurait aimé les trouver dans la première salle; cet éclatement de l'exposition est assez perturbant il faut bien le dire.

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(Entrée de l'exposition au sous-sol)

 

L'argument de base de l'exposition est l'expédition de Louis Delaporte en 1873 qui se rend au Cambodge dans le but de "visiter les antiques monuments khmers" alors à peine découverts par les Occidentaux, et d'en ramener des éléments de sculpture et d'architecture pouvant intéresser les musées français. C'est l'occasion pour le musée Guimet de retracer la vie de Louis Delaporte mais aussi de ses contemporains et précurseurs, comme Henri Mouhot.

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(Costume d'enseigne de vaisseau de Louis Delaporte, vers 1870, collection particulière)

 

On débute donc avec des portraits de famille et des souvenirs personnels de Louis Delaporte. Né en Touraine, issu d'un milieu conservateur, il reçoit une éducation classique et poursuit une carrière d'officier de marine assez ordinaire jusqu'à que le hasard le conduise en Orient à faire partie de la mission d'exploration du Mékong en 1866.

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(Atelier Georges Penabert, Portrait de Louis Delaporte, vers 1875, collection particulière)

 

C'est à l'occasion de cette mission qu'il découvre le site d'Angkor; ce sera le tournant majeur de sa carrière, une véritable révélation. Il organisera plusieurs voyages dans la région jusqu'à ce qu'en 1881 sa santé ne le lui permette plus. Il se consacre alors à la supervision des missions postérieures et à la conservation du musée indochinois du Trocadéro jusqu'à sa mort en 1925.

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(Louis Delaporte, la ville de Loches, s.d., collection particulière)

 

Ces missions d'exploration ont eu un fort impact dans le contexte de découverte et d'élargissement du monde de la fin du XIXe s. Cet impact est encore augmenté par les dessins de Delaporte, une discipline dans laquelle il s'était montré doué dès son plus jeune âge. Ses récits et dessins gagnent en popularité grâce aux revues de voyage comme "Le Tour du Monde" dans laquelle il publie pour la première fois récits et dessins sous forme de feuilleton entre 1871 et 1873.

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(Louis Delaporte, Les monuments du Cambodge, 1924, Bibliothèque du musée Guimet)

 

La figure de l'entomologiste et botaniste Henri Mouhot, véritable pionnier de l'exploration du haut Mékong et premier redécouvreur d'Angkor - dans le sens où il le premier à en donner un récit propre à frapper l'imagination - n'est pas oubliée. Très élogieux, ses récits contribueront à donner à ses contemporains et successeurs le goût de ces ruines mystérieuses mangées par l'impénétrable forêt indochinoise. Le pauvre Mouhot ne jouira pourtant jamais de la fortune de ses récits : après un peu plus d'un an d'exploration, il meurt en 1861 dans l'actuel Laos, où se trouve son tombeau, en pleine jungle.

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(Estampage d'un bas-relief d'Angkor Vat, détail du "défilé royal", 1866, Musée Guimet)

 

Plusieurs dessins originaux de Delaporte sont exposés et donnent une bonne idée - surtout après avoir vu soi-même les lieux "en vrai" - de la part de réalisme et de la part de pittoresque dans ses représentations. Et l'on comprend pourquoi ce genre d'évocation avait pu impressionner ses contemporains.

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(Louis Delaporte, Vue idéale d'Angkor Vat, vers 1870-1873, Musée Guimet)

 

Pour Delaporte, le patrimoine exceptionnel qu'il découvre nécessite d'être connu et diffusé comme étant l'un des chefs-d'oeuvre de la création humaine. Mais pour lui aussi, ces temples jamais abandonnés mais ne bénéficiant d'aucun entretien depuis plusieurs siècles et s'effondrant progressivement, engloutis par la jungle, sont un patrimoine menacé de disparition, qu'il convient de décrire, dessiner, noter, et dont il faut réaliser des prélévements de statues et de reliefs, mais aussi des photographies et des moulages. 

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(Moulage d'une devata, pavillon d'angle sud-ouest de la troisième galerie enceinte d'Angkor Vat, mission Louis Delaporte, 1873)

 

Toutes ces pièces rejoindront dans un premier temps le musée de Compiègne, puis le musée indochinois du Trocadéro jusqu'à la disparition de Delaporte en 1925, qui en assurait bénévolement la conservation. Les collections rejoindront enfin le musée Guimet après la disparition de Delaporte et du musée du Trocadéro. Il est à signaler que le Louvre, qui était d'abord envisagé pour les recevoir, les a refusé... Ce n'est réellement qu'avec l'exposition universelle de Paris en 1878 que l'art khmer accède à la reconnaissance et que Delaporte peut montrer ses pièces dans de bonnes conditions.

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(Linteau oriental du passage central du gopura ouest d'Angkor Vat, mission Louis Delaporte, 1881-1882)

 

La suite de l'exposition perd un peu de vue le propos principal et les missions d'exploration pour une présentation détaillée de nombreux moulages de temples angkoriens. C'est superbe et particulièrement impressionnant quand on se trouve face à de très grands reliefs extrèmement détaillés, réalisés avec soin voici plus de 120 ou 130 ans.

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(Une salle de l'exposition)

 

Malgré tout, cela ne donne qu'une faible idée de ce que peut être non seulement Angkor Vat, mais aussi la plupart des grands temples angkoriens, avec leur incroyable richesse décorative. Cependant, certains de ces moulages sont aujourd'hui considérés comme pouvant se substituer aux originaux en ce qui concerne la connaissance scientifique, car les originaux restés sur place ayant beaucoup soufferts, ils ne sont parfois plus lisibles. C'est le cas du linteau ci-dessous:

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(Détail du moulage du linteau central du temple de Thommanon, mission Louis Delaporte, 1881-1882)

 

En somme, c'est le portrait d'un homme de son temps, de formation classique, qui a été mis en contact fortuitement avec un pan encore méconnu du monde, de l'histoire et de l'art et qui a contribué avec une passion et une énergie hors du commun à le faire connaître en France et dans le reste du monde. Un bel hommage du musée Guimet à un homme sans lequel ses collections auraient bien moins de relief. Et un juste retour des choses pour ces magnifiques moulages très longtemps délaissés et maltraités.

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(Décor du musée indochinois du Trocadéro?)

 

Nous nous promenons donc, émerveillés, de moulage en moulage, jusqu'à ce que la mauvaise nouvelle ne tombe: l'exposition ferme ses portes à 23h00. Et comme il est déjà 22h30, un groupe de trois gardiens, très peu aimables, nous pousse avec une indélicatesse totale vers la sortie, nous empêchant de regarder quoi que ce soit et ferme les portes derrière nous. Belle soirée pour eux, qui finissent 20 minutes avant l'heure prévue. Et un bon gros ratage pour le musée envers des gens dont il a sollicité les dons, et qu'il remercie de bien mauvaise façon. Imaginez donc, où irait-on si les gens lors des vernissages se mettent à visiter les expo en détail?!

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(22h38, tout est fermé)

 

Au final, j'ai râlé sur Facebook et j'ai obtenu un billet gratuit pour finir l'expo. Ce que je n'ai pas pu faire, faute de temps et plutôt échaudé par cette expérience pénible alors que l'expo était exceptionnelle.

 

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