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Nouvelle Feuille
12 mai 2014

Le temps de l'Indochine

Il y a des moments comme ça où l'actualité muséographique rejoint vos propres projets. Et alors que nous préparions de plus en plus activement notre départ pour le Cambodge à la fin décembre, une deuxième exposition consacrée à cette région du monde nous tombe sous la main. Il s'agit de l'exposition "Indochine" au musée de l'Armée, qui ferme un peu la page ouverte avec l'expo "Algérie" que nous n'avions malheureusement pu voir. 

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Je connais très mal le musée de l'Armée des Invalides, que j'ai visité étant gamin. Je ne me souviens guère vaguement que de l'immense et solitaire tombeau de Napoléon. Et c'est dommage, il faudra vraiment que je vienne creuser un peu plus, car si le reste du musée est à l'avenant de cette exposition, cela en fait sans nul doute l'un des mieux fichus de Paris.

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(Jean Somer, Royaume d'Annam comprenant les royaumes de Tumkin et de la Cochinchine désigné par les pères de la Compagnie de Jésus, 1653, BnF)

 

Or donc, ce jour-là, nous étions venus voir ce que le musée avait à nous dire de l'aventure coloniale de la France en Indochine, depuis ses prémices aux XVIIe et XVIIIe s. jusqu'à la chute de Dien Bien Phu en 1954. Une fois passés l'époque des missionnaires et de quelques compagnies de commerce, la France met réellement le pied en Indochine - en réalité surtout dans le futur Vietnam - dans la première moitié du XIXe s. A cette époque en effet, l'empereur Gia Long de la dynastie des Nguyen, entreprend de réformer et moderniser son pays. Il est aidé dans cette tâche par de nombreux officiers français qui modernisent la flotte vietnamienne et élèvent des citadelles à la Vauban.

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(Maupérin, Le prince Canh lors de sa visite en France pour la signature du traité de Versailles, 1787, Missions étrangères de Paris)

 

Avant de poursuivre plus loin dans le détail de l'exposition, il faut signaler la grande qualité pédagogique de celle-ci. Les sections sont claires, chronologiquement bien définies et cohérentes. Pour chaque section, un petit panneau de médiation à destination du jeune public récapitule les points importants à retenir, sans tomber dans l'aspect parfois débilitant de ce genre de choses. C'est franchement bien fait.

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(Panneau de médiation pour jeune public)

 

Si les officiers français trouvent leur place, il n'en va pas toujours de même en ce qui concerne les religieux, qui continuent d'arriver au XIXe s. En témoignent les documents et objets venus du fonds des Missions étrangères de Paris. Par exemple, cette évocation par un artiste local des supplices endurés en 1835 par le père Joseph Marchand, est saisissante. Le cartel nous précise que ce ne sont des persécutions pour raison religieuse, mais le soutien du religieux à une rebellion contre le pouvoir central qui fut la cause de sa torture et de sa décapitation.

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(Anonyme vietnamien, Martyre du père Marchand, 1835, Missions étrangères de Paris)

 

Les contacts entre la France et l'Indochine se font de plus en plus intenses au cours du XIXe s. L'implantation française dans la région de façon permanente débute réellement avec l'installation à Saïgon, une base arrière permettant à la France d'intervenir facilement dans l'empire chinois alors en pleine crise et en proie à tous les appétits occidentaux.  

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(Canon vietnamien de la forteresse de Vinh-Long, XIXe s., Musée de l'Armée, Paris)

 

Avec les persécutions religieuses endurées par les catholiques sous le règne de l'empereur Tu Duc, c'est finalement comme souvent un banal incident qui déclenche en 1858 la guerre de conquête qui aboutira à l'annexation d'une partie de la Cochinchine en 1867 après de multiples combats, traités et soulèvements.

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(Tenue de Nguyen Tri Phuong, général en chef de l'armée vietnamienne, vers 1860, Musée national de la Marine, Paris)

 

Le faible royaume voisin du Cambodge était lui aussi passé, à sa demande, sous protectorat français afin de le détacher de l'influence du Siam, dès 1863. Et ce à l'époque même où le monde redécouvre les temples de la période angkorienne... même si Angkor et sa région ne seront détachés du Siam pour rejoindre le Cambodge qu'en 1907.

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(Janet-Lange, M. le commandant Desmoulins adressant son allocution au roi du Cambodge, 1864, BnF)

 

Les objets présentés dans l'exposition le sont souvent à très bon escient et rapprochés de documents iconographiques de façon pertinente, comme ce salacco d'infanterie de marine...

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(Salacco de l'infanterie de marine, XIXe s., Musée de l'Armée, Paris)

 

... placé dans une vitrine non loin de ce portrait d'un officier d'infanterie de marine.

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(Maurice Mahut, L'officier Noury de l'infanterie de marine - Cochinchine 1859-1870, vers 1870, Musée de l'Armée, Paris)

 

Ces objets sont assez symbolique de l'emprise que possède désormais la France sur la Cochinchine et le Cambodge. Après la défaite de 1870 contre la Prusse, la France privée de l'Alsace-Moselle, se cherche une destinée outre-mer. A partir des années 1880, la conquête du Tonkin, portée par Jules Ferry - et qui finira par causer sa chute - ne se fait pas sans heurts. L'armée française rencontre une forte résistance de la part du Vietnam aidé par les Pavillons Noirs armés par la Chine.

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(Tenture représentant la prise de Bac-Ninh, 12 mars 1884, vers 1884, Musée de l'Armée, Paris)

 

Cette partie consacrée aux guerres du Tonkin est particulièrement saisissante par le choix des documents qui ont été choisis pour l'illustrer. On peut ainsi voir la guerre et ses principales batailles sous plusieurs angles différents: le souvenir réalisé par un artiste local pour un militaire français et l'image d'Epinal à vocation à la fois didactique et patriotique.

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(Prise de Sontay, 16-17 décembre 1883, 1883, Musée national de la Marine, Paris)

 

Et encore plus frappant pour la bataille navale de Fou-Tchéou, la version chinoise, faisant appel à un langage plus proche de celui du géographe que de l'artiste et la représentation de la même bataille par un peintre français.

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(Combat naval de Fou-Tchéou, 23 août 1884, après 1884, Musée de l'Armée, Paris)

 

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(Prise du fort de la pagode à Fou-Tchéou, 25 août 1884, après 1884, Musée national de la Marine, Paris)

 

Ce n'est qu'en 1885, après des succès sur mer contre la Chine, que le Vietnam échappe à l'influence de son grand voisin pour passer sous celle de la France. C'est à cette même époque que la région de Luang Prabang (nord du Laos) demande la protection de la France contre le Siam (un peu comme l'avait fait le Cambodge une vingtaine d'années plus tôt). Le Laos devient un protectorat, ce qui est également le cas de l'Annam et du Tonkin.

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(H.D. Saint-Jean, Oun Kham, roi de Luang-Prabang, XIXe s., Musée du Quai Branly, Paris)

 

En 1890, à quelques petites exceptions et subtilités près, l'Indochine française a pris sa forme définitive. C'est la pleine période de l'administration et de la présence française, qui développe les "savoir coloniaux" qui vont de la botanique, l'hydrographie ou la connaissance des langues locales jusqu'à la médecine ou l'ingénieurie. Toutes ces sciences se développent aussi bien par pur intérêt intellectuel que pour aider à l'administration des pays concernés.

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(L'Indochine Française - 1888-1891)

 

La fin du XIXe s. est toutefois encore agitée de rebellions au Cambodge, en Annam et au Tonkin, ainsi que par des bandes de Pavillons Noirs plutôt hostiles à la présence française. Un ordre colonial stable et pacifié ne sera véritablement établi qu'au début du XXe s. après l'écrasement de ces révoltes. 

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(Drapeau des Pavillons Noirs, fin XIXe s., Musée de l'Armée, Paris)

 

Un des défauts de l'exposition cependant, réside dans son parcours de visite assez peu clair. Tout est organisé de façon à rendre les retours en arrière fréquents pour voir un recoin oublié, et les séparations entre les différents parties chronologique ne sont pas toujours claires.

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(Casque colonial du service de santé, modèle 1886, Musée du service de santé du Val-de-Grâce, Paris)

 

Après une belle série de vitrines consacrées aux costumes des différents corps d'armées présents en Indochine : garde indigène chinoise, tirailleur tonkinois, tirailleur algérien; on accède à une projection de courts films de 1899-1900 réalisés par les opérateurs envoyés un peu partout dans le monde par les Frères Lumière. 

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(Tenue vietnamienne de "duc protecteur" du général Warnet, 1886; Sergent du 3e régiment de tirailleurs algériens, 1885; Garde de la garde indigène chinoise de la brigade de Kouang-Tchéou-Wan, 1899; tous Musée de l'Armée, Paris)

 

La fin du XIXe s. est marquée en métropole par de nombreux débats, notamment ceux entre Jules Ferry et Georges Clemenceau. Le père de l'école publique et le futur Tigre s'affrontent au Parlement sur la question coloniale, en des termes qui sont rappelés sur les cimaises:

"Je répète qu'il y a pour les races supérieures un droit, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures" (Jules Ferry, séance du 28 juillet 1885).

"Regardez l'histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l'oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur!" (Réponse de Georges Clemenceau, séance du 31 juillet 1885).

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(Alfred Le Petit, "Les hommes d'aujourd'hui : La Carotte, Jules Ferry", assiette éditée pour l'exposition universelle de 1889, Musée d'Orsay, Paris)

 

Malgré ce débat, la colonie indochinoise prospère et finit par pénétrer les esprits jusqu'en métropole. Exotisme facile, douceur de vivre, merveilles des temples d'Angkor recouverts par la jungle, ce sont toutes ces images qui arrivent désormais en France, reléguant bien loin la disgrâce de "Ferry-Tonkin". Menée par des gouverneurs pragmatiques et intelligents comme Albert Sarraut, l'Indochine apparaît comme la "perle de l'Empire français"

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(Mascré-Souville, Albert Sarraut (gouverneur d'Indochine 1911-1914 & 1917-1919), début XXe s., Musée du Quai Branly, Paris)

 

Si la première moitié de l'exposition nous expliquait les soubresauts de sa naissance, la deuxième moitié s'attache à nous montrer la colonie vivre, changer et enfin mourir.

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(J.L. Beuzon, Engagez-vous, Rengagez-vous dans les troupes coloniales, 1931, Collection Eric Deroo)

 

La partie qui évoque la vie coloniale en Indochine fait la part belle aux documents iconographiques, peintures, affiches et journaux notamment. Tout est encore une fois remarquablement choisi et varié.

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(Ernest Hébrard, Plan d'extension de Phnom-Penh, 1920, BnF)

 

Ainsi, quand un plan de Phnom-Penh s'attache à préserver les séparations ethniques traditionnelles par quartier du Cambodge (Cambodgiens, Chinois, Vietnamiens, musulmans Cham, etc) tout en édifiant un quartier de style colonial et en traçant des axes larges pour permettre la circulation automobile, une petite estampe de la minorité chinoise montre deux personnages qui se plaignent du bruit des voitures. Parfaite illustration de l'évolution et du développement de l'Indochine pendant l'entre-deux-guerres.

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(Piéton incommodé par le bruit des automobiles, 1936, Archives de l'EFEO, Paris)

 

L'impact de cette région du monde dans la culture française avait déjà eu son premier feu avec les récits de voyage de Delaporte, Mouhot et les autres et sa gloire littéraire avec Pierre Loti. Désormais, ce sont l'oublié Claude Farrère ou le discutable André Malraux - et plus tard l'oubliable Marguerite Duras - qui raméneront des morceaux littéraires de ces contrées.

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(Claude Farrère, Fumée d'Opium, Flammarion, 1932, Musée de l'Armée, Paris)

 

L'art n'est pas en reste et nombreux sont les artistes français récompensés par le prix Indochine pour leur permettre d'aller sur place (j'en parlais déjà un peu ici). 

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(Evariste Jonchère, Danseuse royale cambodgienne, vers 1933, Musée des années 30, Boulogne-Billancourt) 

 

Cette période de passion de la France pour ses colonies culminera avec l'exposition coloniale de 1931 dont il nous reste encore de nombreuses traces à Paris (Palais de la Porte Dorée, temple bouddhiste du bois de Vincennes, zoo de Vincennes, etc). On nous présente ici un fragment de la remarquable frise réalisée par Marie-Antoinette Boullard-Devé pour le Pavillon de l'Indochine.

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(Marie-Antoinette Boullard-Devé, Personnages indochinois, 1931, Musée du Quai Branly, Paris)

 

Mais ces années 1930 sont bien perturbées et le communisme qui connaît un certain succès en Europe et prône la décolonisation - en s'opposant notamment par exemple aux expositions coloniales - gagne du terrain en Indochine où Ho Chi Minh fonde le Parti Communiste Indochinois dès 1930.

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(Affiche de soutien aux mutinés de Yen Bai, 1930)

 

La seconde guerre mondiale apparaît comme un intermède sanglant mais décisif dans la voie qui va mener l'Indochine à l'indépendance. Bien que restée fidèle au régime de Vichy, l'Indochine subit l'occupation japonaise à partir de 1945. Et l'on découvre au détour d'une affiche que Pétain pouvait aussi s'exprimer en vietnamien pour expliquer ce qu'était sa vision du monde aux Indochinois.

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(Philippe-Henri Noyer, Phap Viêt Phuc Hung (la renaissance franco-vietnamienne), 1943, BnF)

 

Avec l'effondrement de l'empire du Japon suit celui du royaume du Vietnam et, dans le désordre ambiant, la proclamation de l'indépendance par le Vietminh le 2 septembre 1945. Le désarmement du pays est confié aux Chinois au Nord et aux Anglais au sud, ce qui amène la France a réaffirmer sa position dans la région et à envoyer les troupes de Leclerc mater le Vietminh.

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(P. Baudouin, Hier Strasbourg, demain Saïgon, Engagez-vous dans les Forces expéditionnaires françaises d'Extrême-Orient, 1945, Collection Eric Deroo)

 

Malgré la signature d'un accord entre l'administration française restaurée - sous l'égide du général Leclerc - et le Vietminh d'Ho Chi Minh, les incidents se multiplient et une nouvelle insurrection éclate fin 1946, qui marque le début de la Guerre d'Indochine. Le Laos et le Cambodge, dans lesquels le protectorat a été rétabli sans trop de difficultés, restent à l'écart du conflit, servant seulement de base arrière.

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(Affiche de recrutement pour l'armée nationale khmère, vers 1953, Collection Eric Deroo)

 

Les troupes françaises de De Lattre de Tassigny et celle du général Giap font jeu égal dans la région jusqu'à ce que, vers 1950, les enjeux des nouvelles grandes puissances que sont la Chine communiste d'une part et les Etats-Unis de l'autre ne finissent par dépasser les belligérants. L'interventionnisme de ces deux puissances se fait de plus en plus fort. En métropole, très préoccupée par sa propre reconstruction, la guerre d'Indochine ne mobilise guère que l'opposition des communistes. Pendant ce temps-là, on s'efforce de faire renaître une activité touristique...

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(Marc Leguay, Laos, vers 1950, Archives nationales d'Outre-Mer, Aix-en-Provence)

 

C'est à une véritable guérilla organisée avec infiltrations dans la population et escarmouches plutôt qu'à une guerre conventionnelle qu'on à faire les troupes françaises, qui s'enlisent et ne parviennent pas à emporter la victoire. Cette stratégie parfaitement rodée, le Vietminh la mettra à nouveau en oeuvre avec succès contre l'armée américaine par la suite.

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(Affiche française destinée aux populations vietnamiennes, 1946-1954, Collection Eric Deroo)

 

Cette partie de l'exposition fait la part belle à de superbes affiches mais aussi à de nombreux costumes militaires, armes, étendards, etc... Même si les uniformes contemporains n'ont plus le charme exotique de ceux du XIXe s., il faut saluer le beau travail réalisé par le musée dans cette grande vitrine.

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(Uniformes)

 

Si la propagande française tourne à plein, il est tout aussi délectable de voir celle du Vietminh à l'oeuvre, avec ces remarquables tracts à destination de la Légion étrangère, rédigés par les Vietnamiens en allemand (bon nombre de légionnaires étaient originaires de ce pays) pour les inciter à la désertion. Ils furent 2000 environ à suivre ce conseil et à regagner l'Allemagne via la Chine et l'URSS.

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(Affiche vietminh, Fremdenlegion oder Freiheit, 1950)

 

Cette guerre entre des Vietnamiens acharnés et une France lasse de cette lointaine guerre coloniale s'achèvera comme on le sait dans la cuvette de Dien Bien Phu après un terrible siège et un grand succès stratégique du général Giap. Mais dès 1953, avec l'indépendance du Cambodge finement négociée par le roi Sihanouk, puis celle du Laos, l'Indochine française était déjà morte.

La France quittera l'Indochine après sa terrible défaite de mai 1954 et la signature des accords de Genève à l'été de la même année. Les Américains arriveront dès l'année suivante pour lutter contre le Vietminh. C'en est fini de la guerre coloniale, l'heure est désormais à la lutte contre le communisme.

La France elle, plonge dès novembre 1954 dans une nouvelle et douloureuse guerre, celle d'Algérie.

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(Départ d'Indochine)

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