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Nouvelle Feuille
13 février 2011

Goût et dégoût de l'Antique au XVIIIe siècle

Cette fois-ci, promis, je ne vous parle pas d'une exposition finie que vous n'aurez pas l'occasion de voir! En effet, "L'antiquité rêvée", au Louvre, ne s'achève que le 14 février... Vous aurez donc toute la journée de lundi pour y aller, bande de petits veinards!

Cette exposition est consacrée, pour résumer, au rapport du XVIIIe s. avec l'Antiquité, en particulier au mouvement appelé néoclassique et aux résistances qui lui ont été opposées.

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(Jean-Baptiste Pigalle, Mercure attachant ses talonnières, 1744, Musée du Louvre)

Le grand intérêt de l'exposition est double : tout d'abord la qualité et l'abondance des oeuvres présentées, ensuite le fait de faire remonter de façon nette les débuts du néoclassicisme bien plus tôt que cela n'est généralement admis. L'exposition propose une chronologie renouvellée en faisant débuter l'art néoclassique aux années 1730 (contre une époque généralement située plutôt vers 1760). Cette découpe est tout à fait pertinente et montre un art baroque et ses avatars "rocaille" et "rococo" cohabiter tout à fait nettement avec les expérimentations néoclassiques. C'est, à mon sens, le principal intérêt de l'exposition au niveau de la pure théorie d'histoire de l'art.

Les autres parti-pris concernant les "résistances" au néoclassique semblent un tantinet plus discutables. Les commissaires ont choisi d'intituler ces tendances parfois très limitées à quelques artistes des noms de néobaroque et de néomanièrisme. Je ne suis pas historien d'art, mais tout cela me semble assez discutable. L'idée de "sublime" tirée des écrits de Burke paraît un chouïa plus pertinente même si en l'occurence on a l'impression, au vu des oeuvres censées illustrer ce mouvement, qu'il s'agit surtout, par la grâce de la peinture anglaise, de faire remonter plusieurs décennies en arrière le mouvement dit "gothique anglais" et la redécouverte d'une autre Antiquité que celle "classique" des Romains et des Grecs, une Antiquité germanique, celtique, etc.

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(James Barry, Le roi Lear pleurant sur le corps de Cordélia, 1774, Londres, Collection particulière)

Mais laissons ces débats et potentielles polémiques à des experts plus qualifiés que moi et ne boudons pas notre plaisir devant les très belles et très intéressantes oeuvres rassemblées là (on regrettera toutefois la part relativement faible laissée à l'architecture). Je prends le parti de détailler un peu l'exposition dans l'ordre de visite en commentant légèrement ce qui m'a frappé ou intéressé particulièrement.

L'exposition commence de façon très intelligente en montrant comment, dès les années 1720, l'Angleterre est le lieu où s'exprime les début du néoclassicisme. Il faut ici saluer la grande intelligence de celui qui a eu l'idée de placer côte à côte un authentique buste antique (un buste de l'empereur Trajan, de mémoire) et le buste du Comte de Nottingham par Rysbrack, qui plus est en les installant dans une scénographie astucieuse : ils sont tout simplement installés sur une large table en bois, sans vitrine qui empêche de bien les voir ou ne nous fiche dans les yeux un vilain reflet, assez près pour être réellement admirés et détaillés, mais assez loin pour que des mains aventureuses ne se risquent à les palper du bout de leurs doigts gras. Une excellente idée qui gagnerait à être reproduite dans bon nombre d'exposition de sculptures.

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(John Michael Rysbrack, Daniel Finch, 2e comte de Nottingham, 1723, Victoria & Albert Museum)

Le goût pour l'archéologie est également évoqué. L'on sait, si l'on songe aux découvertes de Pompéi et Herculanum, combien cette science balbutiante influença l'Europe au XVIIIe s. En peinture néanmoins, l'effet de cette redécouverte de l'Antique fut moins forte. Depuis au moins la Renaissance, l'on connaissait bien la sculpture grecque classique et hellénistique, ainsi que la sculpture romaine; l'on s'imaginait donc que la peinture de ces deux civilisations devait être également un idéal de beauté et de perfection tel qu'on se le figurait, à la hauteur de la statuaire. Il est certain qu'à la découverte de la peinture romaine, notamment à Pompéi, dont les sujets étaient soit purement décoratifs, soit traités avec ce qui semblait aux artistes du XVIIIe s. être une certaine naïveté, soit carrèment graveleux (je pense notamment aux peintures du lupanar à Pompéi). Bref, par rapport à l'idée que l'on s'en faisait, il y eu comme une déception qui força les artistes à revoir la peinture antique sous un autre angle, notamment à travers le prisme de la Renaissance, et en particulier de Raphaël.

Ainsi ce tableau de Vien se veut "traité dans le goût et le costume antique", et le costume de la marchande se veut inspiré de "la description d'une peinture trouvée à Herculanum". Si l'artiste se veut au plus proche du réel pour le costume et le décor, la scène est néanmoins pleine de fantaisie.

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(Joseph-Marie Vien, La marchande d'Amours, 1763, Fontainebleau, dépôt du Musée du Louvre)

Il est amusant de voir un tableau comme celui d'Hubert Robert ci-dessous. Il y évoque la découverte du Laocoon à Rome en 1506, avec des personnages vêtus selon la mode de son temps et dans un décor imaginaire. Ouvertement, on ne cherche plus l'imitation servile de l'Antique et de l'Histoire, on le réinterprète plus que librement à travers tous les filtres possibles et assumés (l'Antique est inséré dans un contexte Renaissance lui-même placé dans un décor imaginaire).

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(Hubert Robert, La découverte du Laocoon, 1773, Museum of Fine Arts, Richmond, Virginie)

Un autre élément m'a fortement surpris, c'est le goût - certes encore limité - de l'Egypte. Dans mon esprit, l'Egypte et son utilisation dans l'art était un fait du début du XIXe s. essentiellement lié à la redécouverte de cette civilisation à la suite de l'expédition du général Bonaparte dans ce pays. Encore une fois l'exposition fait bouger les lignes en montrant que ce goût perçait déjà, par petites touches, autour des années 1780, essentiellement dans quelques éléments mobiliers ou décoratifs.

Les aristocrates anglais, très à la pointe à cette époque, tenaient à mettre en valeur leur goût pour l'archéologie jusque dans la décoration de leurs demeures.

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(Robert Adam, Projet d'un mur de salle à manger à Kedleston, 1762, Kedleston Hall)

Parmi les oeuvres présentées pour illustrer ce goût de l'Antiquité, particulièrement l'Antiquité grecque, se trouve un objet inhabituel; ce coffret alsacien est un chef-d'oeuvre de maîtrise (c'est-à-dire une pièce qui servait à l'apprenti artisan à montrer sa capacité à réaliser un objet cumulant les difficultés d'exécution afin d'être apte à devenir lui-même maître dans cette corporation artisanale). D'ordinaire très codifié et assez immuable, ce genre d'exercice a été ici traité de façon originale. Au lieu de faire une armoire, l'artisan réalise un coffret dans le goût grec.

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(François-de-Paul Joseph Kaeshammer, Coffret de la maîtrise des menuisiers français, 1771, Musée des Arts décoratifs de Strasbourg)

Parmi leurs prédécesseurs admirés pour leur traitement de l'Antique, il semble qu'un bon nombre de peintres choisissent Poussin et son Testament d'Eudamidas pour s'en inspirer et traiter d'autres épisodes plus ou moins obscurs de l'Antiquité. C'est possible, mais en toute franchise, à la vision des oeuvres proposées, je ne dois pas dire que cela m'a sauté aux yeux.

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(Nicolas Poussin, Le testament d'Eudamidas, vers 1643-1655, Statens Museum for Kunst, Copenhague)

A titre d'exemple ce tableau de Greuze où le peintre s'inspire des découvertes archéologiques récentes pour illustrer un épisode peu édifiant (ce qui lui fut reproché). Il est placé en regard du tableau de Poussin parce que Greuze a indiqué s'en être inspiré. Certes. L'inspiration me semble quand même relativement lointaine, mais admettons... je laisse chacun se faire son avis.

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(Jean-Baptiste Greuze, L'Empereur Sévère reproche à Caracalla son fils d'avoir voulu l'assassiner, 1769, Musée du Louvre)

Après cette première partie consacrée au goût de l'Antique, l'on passe aux résistances. Certaines sont nettes mais relèvent essentiellement du traitement plus que du sujet. Typiquement ce tableau de Fragonard traite d'un épisode assez obscur de l'Antiquité classique. La différence avec les néoclassiques réside dans la fougue, la passion et la théâtralité excessive de la scène.

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(Jean-Honoré Fragonard, Le grand prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé, 1765, Musée du Louvre)

D'autres résistances se trouvent aussi bien dans le sujet que dans la façon de le traiter. Ainsi en est-il du très beau Saint Pierre de Mengs, un sujet religieux tout simple, presque un portrait, qui rappelle assez l'esthétique des sculptures baroques, en particulier celles du Bernin.

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(Anton Raphael Mengs, Saint Pierre trônant, 1774-1776, Galleria Sabauda, Turin)

Dans les différents mouvements de résistance au néoclacissisme, l'exposition définit, outre ce néo-baroque (que j'aurais plus tendance à voir comme une perpétuation qu'un "néo"), un néo-maniérisme, à mon avis assez discutable, car bien trop restrictif. Si des éléments et des inspirations de la Renaissance existent bel et bien, en faire un "mouvement" à part entière paraît bizarre; les frontières entre mouvements sont toujours poreuses, à plus forte raison quand il s'agit de vagues tendances parfois contradictoires au sein de l'oeuvre d'un même artiste.

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(Pompeo Batoni, Thétis confiant l'éducation d'Achille à Chiron, 1760, Galleria Nazionale, Parme)

Dernier mouvement classé dans ces résistances, celui que l'exposition appelle "le sublime". Encore une fois, il y a des choses à en dire. Pas sur le mouvement en lui-même, dont les limites semblent plus claires, mais sur le fait de le classer comme une résistance. En effet, il ne s'agit ici ni d'un mouvement qui se poursuit parallèment au néoclacissisme, comme le fait le baroque, ni d'une résurgence d'un art plus ancien comme le "néo-maniérisme", mais à mon sens d'une réelle innovation qui préfigure une bonne partie des thèmes du XIXe s. gothique et romantique. Le classer de la même façon que les deux précédents n'est pas à mon sens rendre justice à l'originalité de la démarche de peintres comme Barry ou Füssli, dont est exposé le célèbre et inquiétant Cauchemar.

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(Johan Heinrich Füssli, Le cauchemar, 1781-1782, Institute of Arts, Detroit)

Très clairement, au lieu de ce terme de "Sublime" tiré de débats esthétiques de l'époque, on aurait trouvé plus logique le terme, peut-être plus banal, de pré-romantisme. Tous les thèmes qui feront le romantisme sont là : attention aux sentiments personnels, goût de l'effrayant et du ténébreux, intérêt pour l'Antiquité nationale (celte et germanique la plupart du temps), etc... Certaines oeuvres font penser à la musique de Richard Wagner; on s'imaginerait sans peine un Wotan ou un Siegfried sous les traits de ce Satan de Thomas Lawrence :

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(Thomas Lawrence, Satan exhortant ses légions, fin XVIIIe s., Musée du Louvre)

Tout cela se finit sur une troisième et ultime partie traitant du néoclassicisme au sens où on l'entend habituellement, c'est à dire à partir de la fin des années 1760.

Parmi les thématiques évoquées, j'ai trouvé celle du culte des Grands Hommes assez pertinente, malgré la présentation un peu fouillis des nombreux bustes à l'Antique, qui avaient un léger goût de redite par rapport au tout début de l'expo. Les bustes choisis sont nombreux et ne sont pas tous révélateurs de la question du "Grand Homme". Dans le tas, pas mal de lords anglais totalement obscurs qui se sont fait représentés comme les plus illustres romains; ils auraient eu leur place au début de l'expo. A l'inverse, le très beau buste de Diderot par Houdon est tout à fait intéressant : le philosophe se veut à la fois proche des modèles antiques dans la représentation, mais avec ce soupçon de vie et de vivacité qui en fait un portrait très réaliste.

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(Jean-Antoine Houdon, Diderot, 1775, Musée du Louvre)

Encadrant cette longue table encombrée de bustes, se trouvent deux dessins exceptionnels. Il s'agit du projet d'un cénotaphe pour le grand savant anglais Newton imaginé par l'architecte Boullée, l'un des principaux architecte néoclassique français avec Ledoux (l'architecte de la fameuse saline d'Arc-et-Senans). Ce projet jamais réalisé est extraordinaire à la fois par son austère perfection, par sa géométrie invraisemblable à réaliser à l'époque et par ses dimensions gigantesques. Devant ces dessins, l'on se croirait devant un travail préparatoire pour Métropolis, pour une bande-dessinée de Peeters et Schuiten ou pour un film de science-fiction. C'est imaginatif, futuriste et beau: je suis fan.

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(Projet pour un cénotaphe à Newton, coupe transversale, BnF)

Le néoclassicisme le plus achevé aussi bien dans le traitement que dans les thématiques morales ou héroïques de l'Antiquité est particulièrement bien illustré par les collections mêmes du musée du Louvre, en l'occurence par ce futur fayot impérial de David. Le Louvre a même déplacé pour l'occasion l'immense Serment des Horaces. Nous sommes revenus à quelque chose de bien en phase avec l'idéal de moralité antique et du rôle que chacun doit remplir : les hommes sont héroïques, le vieillard est une autorité morale et les femmes pleurnichent. C'est l'oeuvre d'un peintre exceptionnel mais on est en droit de préférer la folie baroque à cette beauté classique.

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(Jacques-Louis David, Le serment des Horaces, 1785, Musée du Louvre)

En somme, malgré les quelques réserves que j'ai émis, j'encourage tout le monde qui aura le temps lundi 14 à aller voir l'expo pour se faire son idée. Au moins, et ce n'est pas si courant, voilà une exposition qui prend parti et propose avec un certain courage une nouvelle façon d'envisager l'art de cette période. Rien que pour cela, ça vaut le coup. Sans compter les superbes oeuvres présentées, et particulièrement l'inquiétant Cauchemar, qui est conservé à Détroit et qu'on a donc rarement l'occasion de voir en France.

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Commentaires
A
Bonne question! Je ne suis hélas pas assez spécialiste pour vous répondre...
M
Le changement de thématique - en préférant les antiquités germaniques et celtiques à l'antiquité gréco-romaine - est-il du à une volonté de renouvellement des thèmes uniquement ou bien à un réel souci d'approche des identités populaires profondes, comme on l'observe justement avec les romantiques ?
A
Tout d'abord merci de votre commentaire assez pertinent.<br /> <br /> D'après les oeuvres présentées dans l'exposition, je n'ai pas l'impression que le rapport au médiéval soit, pour ce mouvement "Sublime" en rien comparable avec le gothique du XIXe s. En fait, le Moyen Age semble superbement ignoré par les artistes de cette fin du XVIIIe s. Le rapprochement que je faisais avec le gothique était plus dans un certain goût sombre, effrayant et par l'apport de nouvelles thématiques en effet celtiques ou germaniques, mais pas - à ma connaissance - médiévales.<br /> <br /> En espérant avoir répondu à votre question.<br /> <br /> Cordialement,<br /> <br /> Alfred Teckel.
M
Votre remarque sur le "Sublime" est très intéressante. <br /> <br /> Je voulais savoir si l'esthétique gothique était pourtant revendiquée par ces peintres "sublimes" ou bien si la référence restait essentiellement l'antiquité, même celte ou germanique. Car le style gothique a vraiment exercé une fascination sur les hommes du XIXème siècle, en totale contradiction sur ce point - et sur bien d'autres - avec les hommes du XVIIIème qui considéraient le Moyen Âge comme les âges sombres. <br /> <br /> En tout cas, il s'agit pour moi d'une découverte artistique que ce style aux accents mystérieux.
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