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Nouvelle Feuille
17 avril 2010

Sainte Russie

Je ne suis pas allé voir toutes les expos parisiennes du moment, mais il se pourrait tout de même bien que celle consacrée à la "Sainte Russie" soit la meilleure. En tout cas, c'est l'une des plus belles que j'ai vu au Louvre, ce qui n'est pas peu dire. Elle regroupe tout ce que j'apprécie dans une exposition: mise en musée pas chichiteuse ou incompréhensible, pédagogie dans les explications sans tomber dans le simplisme, objets exceptionnels et variés (la plupart viennent des musées et monastères russes et il y a de tout: icônes, objets d'art, manuscrits, etc). Qui plus est, malgré son titre, elle va plus loin que la simple évocation de la religion en Russie, à travers cet aspect religieux, intimement lié au politique, elle raconte huit siècles d'histoire russe, ce pays démesuré si proche de nous par certains aspects et pourtant si puissamment original et différent. Bref, c'est passionnant et émouvant et malgré le grand nombre de visiteurs, on y reste facilement très longtemps (j'y ai passé autour de 2h30).

Avant toute explication, tout compte-rendu de visite, un avertissement: cette exposition est TRES fréquentée. Si vous en avez l'occasion et qu'un lever matinal ne vous fait pas peur, faites comme moi: allez-y dès l'ouverture, à 9h00 du matin, avec vos billets déjà achetés. En étant ainsi les premiers à l'ouverture, vous vous offrez la chance de pouvoir profiter correctement de l'exposition jusqu'à que la fréquentation augmente vraiment autour de 10h00-10h30. Après, si votre plaisir pervers est de vous faire marcher sur les pieds sans pouvoir profiter pleinement des oeuvres exposées, je vous conseille totalement les heures de pointe de la fin de matinée (11h00-12h00) et surtout l'après-midi une fois passées 14h00 où vous pourrez vous régaler en bousculades, chaleur insupportable et mémères grincheuses agglutinées devant les vitrines.

De prime abord, on prend l'aspect spectaculaire de l'expo en pleine poire, avec dans le hall d'entrée cette gigantesque maquette du monastère de la Résurrection de Smolny à Saint-Pétersbourg, de cinq mètres sur cinq et deux de haut (un conseil: n'hésitez pas à cliquer sur les photos pour les agrandir, elles sont superbes):
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(Maquette du monastère de la Résurrection de Smolny à Saint-Pétersbourg, 1750-1756, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Académie des Beaux-Arts)

D'emblée, nous entrons de plain-pied dans l'aspect monumental de l'empire des Tsars et comment, devant la forte impression qu'a sur nous la maquette, ne pas rêver de ce jour - peut-être pas si lointain - où nous le ferons, ce voyage en Russie...

Une fois passée cette surprise, il est temps d'entrer pleinement dans l'exposition proprement dite et de voir un peu ce qu'elle nous propose.

Et là encore, aucune déception avec ce parcours évidemment chronologique.

La première salle, consacrée à la Russie d'avant sa conversion au christianisme et de l'époque de la conversation (en gros des origines à l'An Mil) ne présente que peu de pièces, mais de grande qualité. Le seul regret que l'on peut avoir, c'est que la Russie pré-chrétienne, si elle est évoquée, l'est assez rapidement et l'on aurait tellement aimer en savoir plus par exemple sur cette curieuse idole féminine:
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(Idole féminine ou "Ancêtre de pierre", Turkestan, XIIe s., Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage / Photo Darya Bobrova et Leonard Kheifets)

Nous en apprenons tout de même un peu sur ce peuple aux frontières vagues mais centrés autour de Kiev que les chroniqueurs signalent à partir du IXe s. sous le nom de Rous'. Ceux-ci semblent avoir été en contact commercial et militaire aussi bien avec les Byzantins, les Arabes qu'avec les Scandinaves à qui ils doivent une bonne partie de leur organisation sociale. C'est quand ils se tournent vers le monde méditerranéen que l'idée de leur conversion au christianisme fait son chemin, lentement, au cours du Xe s., jusqu'à cette date majeure de 988 où le prince Vladimir se convertit officiellement et fait symboliquement baptiser son peuple dans le fleuve Dniepr. L'influence majeure de la Russie nouvellement chrétienne est désormais byzantine.

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(Chronique de Radziwill: baptême du prince Vladimir, XVe s., Saint-Pétersbourg, Bibliothèque de l'Académie des Sciences de Russie / Photo Alexeï M. Melentiev)

Kiev, aujourd'hui en Ukraine, voit alors entreprise sous l'impulsion de Vladimir la construction de sa première église. Mais l'Eglise russe, encore en création, a besoin de saints populaires pour s'imposer plus largement. C'est chose faite au début du XIe s. avec le culte des saints Boris et Gleb, deux des fils de Vladimir, assassinés par leur demi-frère Sviatopolk le maudit pendant les troubles liés à la succession au trône.

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(Icône de saint Boris et saint Gleb, Novgorod, XIVe s., Moscou, Musée historique d'Etat)

Après ces évènements fondateurs, l'essor du christianisme sous Yaroslav le Sage (1019-1054) est particulièrement bien évoqué, et l'on découvre une Russie qui ne nous surprend guère, toute dans l'imitation de Byzance pour ses canons esthétiques et architecturaux et pour son organisation sociale et religieuse. Lentement, l'art russe mûrit sa personnalité à l'ombre des canons byzantins.

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(Evangéliaire d'Ostromir, Kiev ou Novgorod, 1056-1057, Saint Pétersbourg, Bibliothèque nationale de Russie / Photo Terebenin Vladimir S.)

Et pourtant, on aperçoit parfois, entre l'omniprésence de l'Orient, un peu d'Occident qui pointe déjà, avec les alliances matrimoniales nouées avec la Hongrie, la Pologne et même la France (dont le roi Henri Ier épousera la princesse Anne de Kiev en 1051) ou dans ces portes d'or de la cathédrale de Souzdal, qui combinent iconographie purement byzantine et technique romane du vernis brun(crysographie):
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(Portes d'or de la cathédrale de la Nativité-de-la-Vierge à Souzdal, XIIIe s., Vladimir, Musées d'Etat de Vladimir-Souzdal)

L'époque des invasions mongoles, qui finissent par imposer leur suzeraineté sur les Etats russes, est plus troublée et seule surnage la figure du héros national Alexandre Nevski, vainqueur des chevaliers teutoniques en 1242, qui est rapidement évoquée.

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(Pokrov (voile mortuaire) d'Alexandre Nevski, Solvytchegodsk, 1670-1680, Serguiev-Possad, Musée d'État d'art et d'histoire)

Deux grands mouvements se détachent ensuite: l'émergence de multiples principautés russes dont certaines prennent une grande importance politique: Novgorod, Pskov, Tver, puis Moscou, dont l'affirmation de la puissance politique, mais aussi artistique avec Andreï Roublev au cours des XVe-XVIe s. constitue le deuxième mouvement de fond.

L'évocation de la république marchande de Novgorod est plutôt réussie et donne une image intéressante d'une Russie médiévale renouvelée, qui cherche encore son identité entre les deux pans du monde chrétien, grec et latin, tout en s'enrichissant du contact des deux, tout en se tournant vers l'Europe du Nord, en particulier la Hanse et son formidable réseau commercial.

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(Croix votive des habitants de la rue Lioudogochtchaïa, sculptée par Iakov Fédossov, Novgorod, 1359, Musée d'Etat de Novgorod / Photo Evgenii Gordiychenkov)

Dans cet incessant tiraillement entre Occident et Orient, la chute de Constantinople vient marquer une date majeure pour la Russie. Désormais, l'Orient héritier de l'empire chrétien grec, c'est elle. Sous le règne d'Ivan le Terrible (1547-1584), premier "tsar" de Russie, le pays commence à jouer pleinement son rôle impérial de "Troisième Rome". L'empire et sa religion s'étend notamment vers l'est, vers l'Asie des steppes.

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(Chronique d'Ivan le Terrible: couronnement du tsar, Moscou, XVIe s., Moscou, Musée historique d'Etat)

La période de la fin du XVIe et du début XVIIe s. est plus troublée pour la Russie, entre crise dynastique profonde (période du pouvoir de Boris Godounov et de la succession des "faux Dimitri").

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(Médaille du faux Dimitri, Moscou, 1606, Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage / Photo Pavel Demidov)

Cette période s'achève en 1613 avec l'élection comme tsar de Michel Romanov. Désormais, la Sainte-Russie, tout en continuant son expansion territoriale vers l'est et la Sibérie, s'occidentalise, aussi bien pour ses moeurs de cour que pour son art. Le portrait émerge lentement tout au long du XVIIe s. pour aboutir, sous le règne de Pierre le Grand, à faire des tsars des souverains sur le modèle occidental.

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(Portrait de Pierre le Grand par Gottfried Kneller, Londres, 1698, The Royal Collection © 2009 Her Majesty Queen Elizabeth II - Lent by her Majesty Queen Elizabeth II)

Cette aspiration à l'Occident trouve sa forme la plus étonnante dans la fondation ex-nihilo de Saint-Petersbourg, par la seule volonté du tsar. Et l'on retombe, à la fin de cette visite, sur la grande maquette du monastère petersbourgeois, qui nous évoque un monde exotique par son imitation rêvée d'un Occident de fantasme... C'est sans doute de là que naît la puissance et la profonde originalité de l'art russe: savoir s'inspirer de modèles glorieux et les trahir avec mesure pour aboutir à quelque chose de nouveau et de différent.

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On pourra regretter néanmoins que l'exposition s'arrête au règne de Pierre le Grand et ne poursuive pas son évocation de l'art russe jusqu'au règne de la Grande Catherine, mais cela aurait encore allongé un propos déjà touffu... ainsi que mon article, auquel je vais m'abstenir d'ajouter des qualificatifs dithyrambiques: cette exposition n'en a pas besoin, la richesse de son propos et l'importance des oeuvres exposées parlent d'eux-mêmes.

Sur le net:

- Le dossier de presse de l'exposition, pour découvrir les points dont je n'ai pas parlé ici.

- La section Europe centrale et orientale de Passion-Histoire, avec quelques sujets consacrés à la Russie.

- Le mini-site de l'exposition, sur lequel vous pouvez avoir les photos de nombreuses oeuvres exposées avec une excellente qualité de détail.

- Une base bibliographique pour approfondir les sujets traités dans l'exposition.

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Commentaires
A
Nous sommes tout à fait d'accord, pas mal d'expos à Paris - et ça se comprend, le secteur est rentable - courent un peu à l'effet d'annonce avec parfois au final des choses décevantes.<br /> <br /> La Pinacothèque... parlons-en tiens. A vrai dire, je ne connais pas ce musée où je ne suis jamais allé, mais il me semble que le gus qui le dirige est spécialiste des grands coups de pubs de ce type avec beaucoup de vent derrière. Je ne sais rien sur l'expo Munch, et pourquoi pas, il peut être intéressant de voir l'oeuvre du maître norvégien au-delà de cette oeuvre-symbole surexploitée, mais le pire, c'était l'expo précédente sur les maîtres hollandais de Rembrandt à Vermeer qui exposait en tout et pour tout un Vermeer et deux Rembrandt. L'expo était peut-être intéressante, mais son intitulé légèrement une arnaque. Mais c'est un peu la loi de ce genre de "petites" institutions, on cherche à attirer par les noms connus.<br /> Donc en gros, je suis tout à fait d'accord avec vous.<br /> <br /> Globalement les musées parisiens qui montent les expos les plus fascinantes ces dernières années sont à mon sens: le Louvre, le Guimet, le Grand Palais et le Quai Branly. A quelques exceptions et erreurs près, ces trois musées ont une programmation de qualité et les oeuvres bénéficient d'une belle exposition et d'un aspect pédagogique pas superflu. Bon, parfois il y a des ratés monstrueux, comme l'abominable expo "Arctiques" du Quai Branly.<br /> <br /> Sinon, plus modestement, Cluny, Ecouen, le Musée du Luxembourg, Jacquemart-André et quelques autres proposent des choses sympathiques, malgré leur principal défaut: la place consacrée aux expos temporaires, limitée par la force des choses.
S
PS. Au sujet de votre première phrase, "toutes les expo parisiennes du moment" : je viens de rentrer à Paris, et je suis littéralement écrasé par la quantité d'expo qui sont proposées en ce moment, mais avec l'impression qu'il y a une course marketing au risque d'exposer du vide... "Munch, l'Anti-cri" (Pinacothèque), c'est-à-dire une expo Munch sans qu'on n'ait pu avoir le Cri donc on fait comme si c'était fait exprès ? "Du Greco à Dali, les grands maîtres espagnols" (Jacquemart-André), hop, deux grands maîtres dans le titre, mais en fait seulement 2 ou 3 toiles qu'ils ont pu avoir et qu'ils noient parmi 50 oeuvres d'autres peintres ? Ce n'est pas grave, la comparaison avec d'autres peintres peut être intéressante ou l'exposition d'oeuvres moins connues est l'occasion de découvrir des auteurs, des oeuvres, des influences, des contextes, mais je m'interroge sur le "matraquage" marketing qui impose de faire croire qu'on va découvrir l'oeuvre-maître, alors qu'on n'expose que ses fils.
S
J'hésitais, vous m'avez convaincu :-)
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