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Nouvelle Feuille
8 juin 2013

La nuit américaine

A moins de se boucher totalement les yeux et les oreilles, il a été difficile l'hiver passé d'ignorer que se tenait à Paris une grande rétrospective consacrée au peintre américain Edward Hopper. Et que la foule qui s'y pressait était d'une densité assez incroyable. Nous décidâmes donc d'y aller une fois seulement que le Grand Palais eût annoncé une nocture ininterrompue sur tout un week-end. Nous nous sommes donc pointés après une heure du matin. Et là, diable : la queue était encore énorme! Une petite astuce - que je me garderai bien de révéler - nous a finalement permis d'accéder plus vite que prévu aux salles de l'exposition. C'est assez particulier de visiter un musée en pleine nuit, et très enrageant de ne plus en retrouver les photos... 

NB: Je ne précise pas le nom de l'artiste pour les oeuvres présentées ici, car elles sont toutes d'Hopper.

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(Couple drinking, 1906-1907, Whitney Museum of American Art, New-York)

 

L'exposition suit parfaitement la vie d'Edward Hopper selon un déroulé chronologique assez strict. La première partie évoque ses années de formation à Paris dans l'atelier de Robert Henri, une période peu connue de son travail, où il cherche très clairement sa voie. Il regarde du côté des grands artistes alors à la mode en France : Valloton, Albert Marquet ou Degas, alors au faîte de sa gloire. Et quand on a la chance de voir le Bureau de coton de la Nouvelle-Orléans (musée des Beaux-Arts de Pau) de cet artiste, on est frappé en effet par la proximité dans la thématique et dans le traitement avec les oeuvres qui feront ensuite le succès de Hopper. L'influence des oeuvres du musée du Louvre, en particulier celles de Watteau ou Rembrandt, est également présente.

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(Soir bleu, 1914, Whitney Museum of American Art, New-York)



Le tout est plutôt clairement expliqué et l'organisation très nette en salles à la fois chronologiques et thématiques rend l'exposition bien lisible, ce qui est très plaisant. Après son retour définitif en Amérique après 1910, Hopper entame réellement sa "carrière" d'artiste. Cette époque qui court de la veille de la Grande Guerre jusqu'au milieu des années 1920, est celle de l'activité la plus intense d'Hopper. Pour vivre, il diversifie son art : peinture bien sûr, mais aussi aquarelle, gravure, et surtout illustration de presse, qui lui permet de vivre.

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(Night shadows, 1921, Gravure, Philadelphia Museum of Art)



C'est à cette période également, suite à plusieurs voyages aux Etats-Unis, qu'Hopper développe son travail sur le paysage et l'architecture. Que le décor soit urbain ou rural, la main de l'homme n'est jamais absente et tout ce qui fait la particularité du travail d'Hopper : verticalité, côté "voyeur" de ses tableaux, impression d'ennui; tout cela est en germe et commence à se manifester. Pourtant, ces paysages ne sont jamais des paysages réels. Hopper ne peint pas d'après nature, mais d'après le souvenir, mélangeant allègrement les éléments pour obtenir le résultat souhaité. Ainsi, toutes ces oeuvres si typiquement américaines et réalistes ne représentent aucun élément précis de l'Amérique réelle, bien que les lieux dont il s'inspire soient assez identifiables par le beau travail réalisé à partir du journal de sa femme et d'autres archives privées.

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(Lighthouse hill, 1927, Dallas Museum of Art)



Après avoir ramé quelques années à illustrer diverses revues, Hopper connait le succès en 1924 avec ses aquarelles. Ayant obtenu la confiance du public, de la critique, des galeries et des musées, il se consacre uniquement à sa peinture dès cette période et pour les 40 années qui suivront. Et c'est à partir de ce moment que sa biographie, déjà peu aventureuse, devient d'un terne absolu : Hopper est marié, il a des enfants, une maison et il peint ce qu'il a envie et ses tableaux s'arrachent. 

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(Chop Suey, 1929, Collection Barney A. Ebsworth)

 

Parfois - mais rarement - il se paie un petit voyage à travers les Etats-Unis, attentif aux petites villes, aux architectures banales, au calme de la vie provinciale de l'Amérique profonde. Et l'on sent bien dans l'exposition que cette vie elle-même d'un ennui total a été une gêne pour le commissaire... qui nous offre donc un espace magnifique au deuxième étage du Grand Palais, avec un accrochage toujours chronologique de tableaux très intéressants... mais sans explications! On y trouve uniquement les cartels tout simples : titre - date - lieu de conservation. Et puis rien d'autre ou si peu. 

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(Room in New-York, 1932, Sheldon Museum of Art - University of Nebraska, Lincoln)



Autant le début de l'exposition paraissait bien expliqué, autant à ce niveau-là, c'est "admire, c'est beau et démerde-toi pour comprendre ou faire les rapprochements toi-même". Le catalogue - superbe - n'est pas beaucoup plus bavard à ce sujet et donne également l'impression d'une vie d'artiste rangé et glorieux, vieillissant tranquillement entre expositions et doctorats honorifiques.

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(Office at Night, 1940, Walker Art center, Minneapolis)



Pourtant, et c'est ma grande déception, comment peut-on qualifier à ce point tout le temps l'art d'Hopper de cinématographique et ne pas le rapprocher de tant d'oeuvres de cinéma américain? Que ce soit chez Hitchcock (Psychose, Les Oiseaux, Fenêtre sur Cour), chez Wim Wenders (Paris Texas), les frères Coen, Tim Burton et tant d'autres, des roads-movies aux films noirs. L'influence de Hopper est immense sur le cinéma américain et cela n'a pas été développé du tout, contrairement au beau travail qu'avait fait Orsay en rapprochant certaines oeuvres de Gérôme des péplums italiens et américains.

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(Gas, 1940, Museum of Modern Art, New-York)



Dans tous ces tableaux, Hopper creuse son sillon, développe sa propre imagerie de l'Amérique. Une Amérique blanche, insensible aux évolutions du temps, une Amérique profonde qui tourne en rond en vaquant à des activités anodines. Soigneusement, Hopper évite l'héroïque, le monumental, le grandiose, l'exceptionnel. C'est pour un monde fatigué qu'il fabrique ses images, comme un miroir.

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(Nighthawks, 1942, Art Institute of Chicago)



Au final, malgré l'heure très tardive (4 heures du matin environ quand nous sortons), mon esprit est demeuré clair et mon avis mitigé : on avait là, c'est une certitude, un bonheur pour l'amateur de peintures et surtout la chance d'avoir une rétrospective inédite d'un des plus importants peintres américains du XXe s., dont une grande majorité des oeuvres se trouvent outre-Atlantique, disséminées dans nombre de musées. C'est donc un bonheur rare que de pouvoir les voir toutes ainsi rassemblées. Mais cela n'efface malheureusement pas le très gros aspect négatif que constitue la quasi-absence d'explications dans la partie située au premier étage et le manque de mise en perspective du travail d'Hopper. Bref, l'exposition est belle, le choix des oeuvres excellent mais le propos est faible et l'ensemble ne méritait sans doute pas la folie qu'il a suscité auprès du public, probablement plus attiré par le battage médiatique qu'autre chose.

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(People in the sun, 1960, Smithsonian American Art Museum, Washington)

 

 

 

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